37 ans, jour pour jour, après la première mission de la navette spatiale Columbia, du 12 au 14 avril 1981, je vous propose une traduction extrêmement libre, une adaptation, de l’excellentissime article de l’écrivain chroniqueur Gregg Easterbrook (né en 1953), intitulé ; Le Spruce Goose de l’espace : une autre machine volante qui parait formidable au sol (The Spruce Goose of Outer Space : Another flying machine that looks great on the ground), qui a également un deuxième titre plus insidieux : « Téléportez-nous Scotty, sortez-nous de ce piège mortel ! » (« Beam us out of this deathtrap, Scotty ! ») paru dans le magazine Washington Monthly du mois d’avril 1980, (pp.32-49), exactement un an avant le premier vol de Columbia.
Cet essai très critique, comme tous les articles « spatiaux » d’Easterbrook, relate les vicissitudes, voire les turpitudes, liées au développement de la navette spatiale, ainsi que les promesses de Gascon concernant son exploitation. L’analyse est pertinente, et parfois même prophétique, mais comporte toutefois quelques petites erreurs.
Pour ceux qui lisent couramment l’anglais, je vous ai joint à la fin, un lien vers le texte original de l’article, qui comporte tout de même 8 760 mots. (Mon adaptation et mes annotations totalisent 10 723 mots.) Bien évidemment, si possible, il faut lire un tel pamphlet dans sa version originale, car les jeux de mots, les astuces sémantiques etc., sont difficilement traduisibles, voire pas du tout.
Téléportez-nous Scotty, sortez-nous de ce piège mortel !
5 … 4 … 3 … 2 … 1 … Adieu, Columbia
La machine volante la plus chère jamais construite crachotte et claque sur les vaguelettes, projetant des embruns, alors qu’elle produit des efforts inouïs pour essayer de s’envoler. En ce deuxième jour du mois de novembre 1947, le Spruce Goose, [NdT : l’Oie en Epicéa – L’hydravion Hughes H-4 Hercules a été construit principalement en bois de bouleau et d’épicéa] ballotté dans le port de Long Beach, va prendre son envol. Les spectateurs sont littéralement fascinés. Qui pourrait imaginer ses dimensions ? 91,5 mètres d’envergure, un empennage haut de sept étages, un avion de 200 tonnes pouvant accueillir 700 soldats. Il surpasse en taille les paquebots croisant à proximité. Nous y voilà, pouvoir enfin admirer ce prototype d’hydravion, valant 25 millions de dollars, [NdT : 223 millions en monnaie constante] glissant sur l’eau, les moteurs vrombissants et fulminants, prenant de la vitesse pour décoller. C’est Howard Hughes, l’aviateur le plus médiatisé d’Amérique, qui l’a conçu, qui est convaincu de son utilité, qui est aux commandes. « S’il ne vole pas, je quitte le pays pour toujours », avait-il promis. Maintenant, son « Oie en Epicéa » se débattait dans l’eau, essayant de s’arracher de la surface des flots, pour s’élever dans le ciel… Le plus vite sera le mieux, car le port n’est pas extensible…
La voilà en l’air ! La bête vole ! 180 tonnes de bois et de câbles s’affranchissent de la pesanteur ! Hélas, pas pour longtemps, elle retombe presque aussitôt, la coque gémissante. L’équipage entend le bruit des craquements. S’extirpant par la trappe, les ingénieurs sont un peu pâles. On ne peut pas qualifier ce vol de franc succès. Le Spruce Goose a volé environ 1 600 mètres ne s’élevant pas plus haut que la cime d’un arbre, une vingtaine de mètres à tout casser.
La foule a cependant applaudi, et le lendemain, le New York Times a plaidé pour une augmentation des subventions fédérales, pour pérenniser le projet. « Si nos forces armées avaient disposé d’une flotte de tels avions pendant la Seconde Guerre mondiale », expliqua le journal, « beaucoup de batailles auraient pu être gagnées plus tôt, et beaucoup de vies sauvées. »
Une flotte ? Une flotte de ces piteux pélicans ? N’était-il pas venu à l’esprit de quelqu’un que le Spruce Goose – avec ses manettes de gaz poussées à fond, sans cargaison, avec seulement quelques tonnes de carburant alors qu’il en faudrait des douzaines pour un vol réel – n’a réussi à s’élever que d’une vingtaine de mètres, pendant 45 secondes à peine ! Qu’il a été si gravement endommagé par cette tentative qu’il ne volera plus jamais ! Comment pourrions-nous gagner la moindre bataille avec un tel avion ? En faisant mourir de rire l’ennemi ? Personne ne s’est donc aperçu que Les Habits neufs de l’aviateur [NdT : De l’empereur, dans le conte de Hans Christian Andersen] n’en étaient pas ?
Aujourd’hui, le Spruce Goose se trouve toujours dans le hangar où il fut abandonné il y a 33 ans. Le record de la machine volante la plus chère a depuis longtemps été battu, il existe quelque chose de plus lourd aussi. Au cap Kennedy, l’Administration Nationale de l’Aéronautique et de l’Espace est en train de bricoler la nouvelle championne, la navette spatiale Columbia. D’un milliard de dollars et d’une masse de 2 300 tonnes, Columbia est le premier exemplaire d’au moins quatre navettes spatiales. Elle ira dans l’espace comme une fusée, et reviendra sur Terre comme un avion. Ce n’est pas une « capsule », comme on appelait les orbiteurs du programme Mercury, ou un « module », comme on dénommait la machine lunaire Apollo. C’est un vaisseau spatial, conçu pour être utilisé encore et encore, au lieu de ne servir qu’une seule fois comme une fusée. Beaucoup moins chère que les fusées, beaucoup plus polyvalente, elle sera le fer de lance de la prochaine phase de l’exploration spatiale. La navette spatiale est au module Apollo ce que le DC-3 est à l’avion des frères Wright. Avec une flotte de ces…
Mais quelque chose ne va pas non plus avec les habits neufs de l’astronaute. Car Columbia doit encore effectuer son premier vol. Elle a plusieurs années de retard, sans certitude immédiate par ailleurs, malgré les assurances officielles, que jamais elle ne vole. Mais plus important encore, si d’aventure elle vole un jour, elle ne fera rien de plus que ces vieilles fusées jetables faisaient déjà. Vous avez probablement entendu parler, par exemple, que la navette spatiale pourra récupérer des satellites endommagés et les ramener sur Terre pour les réparer. Pas possible. Je vous l’affirme sans détour, elle ne peut pas. Qui plus est, d’après les sources du Washington Monthly, faire voler la navette coûtera plus, et non pas moins, que faire voler ces vieilles fusées non récupérables.
[NdT : Si effectivement la navette spatiale n’a pas permis la récupération et la réparation d’autant de satellites que prévu, c’était tout à fait possible, elle l’a fait. On se souvient des satellites Palapa B2 and Westar VI ramenés sur Terre par Discovery en novembre 1984, ainsi que les réparations en orbite de Solar Max en avril 1984 ou Intelsat 603 en mai 1992… Sans parler des plateformes contenant des expériences scientifiques comme L.D.E.F., E.U.R.E.C.A., Space Flyer Unit, deployées dans l’espace par les navettes et récupérées des mois ou des années plus tard…]
Si vous n’en avez pas entendu parler, ne soyez pas surpris. Après tout, les journalistes ont harcelé Howard Hughes pendant des années, suppliant qu’on leur dévoile la date du premier vol du Spruce Goose, griffonnant frénétiquement sur leur bloc-notes les informations distillées. Personne n’a pris le temps de se demander à quoi cet aéroplane pouvait bien servir une fois en l’air. C’était le fait de l’emmener dans les airs qui constituait le point d’orgue du drame. Ce qu’il y ferait était… Euh, il doit bien y avoir une raison, ou ils ne l’auraient pas construit, n’est-ce pas ?
Lune descendante
Alors même que le vaisseau spatial Apollo 11 était prêt pour ce que le président Nixon devait qualifier « événement le plus important depuis la création » – l’atterrissage sur la Lune d’août 1969 [NdT : une erreur surprenante, le premier atterrissage sur la Lune a bien évidemment eu lieu en juillet.] – des plans pour une navette spatiale étaient en cours de discussion. Au printemps de 1969, le succès imminent d’Apollo semblait assuré. La précision technologique d’Apollo est tout simplement remarquable ; ses concepteurs et ses astronautes ont accompli bien mieux que le plus optimiste d’entre eux avait prédit. Les responsables de la NASA ont dû admettre que le fait de se tenir debout sur la lune ne représentait pas grand-chose. C’est le fait de s’y rendre qui constituait l’apogée de la mission.
Il a bien fallu trouver une nouvelle aventure spatiale pour succéder à Apollo. Un « groupe de travail » spécial de la Maison Blanche fut constitué pour sélectionner le prochain programme. [Leroy] Roy Day, maintenant un haut responsable du programme navette, a été détaché du programme Apollo pour aider la NASA à mettre à plat ses options. « On a présupposé dès le départ que nous devions poursuivre le programme spatial habité », explique Day. « Les progrès de la haute technologie et du prestige national l’ont exigé ». Après avoir rejeté sommairement une exploration spatiale robotique moins coûteuse mais moins glamour, la NASA a envisagé les options suivantes : un atterrissage habité sur Mars ; un survol habité (approche sans atterrissage) de Mars ou de Vénus ; une base lunaire permanente ; une station spatiale avec une navette pour la desservir ; ou, en dernier recours, uniquement la navette.
Les missions habitées vers les planètes ont été rejetées comme techniquement réalisables mais absurdement chères. (Le coût d’un seul vol vers Mars, nécessitant un vaisseau spatial à propulsion nucléaire voyageant pendant des années, a été estimé à 100 milliards de dollars. Apollo a coûté 20 milliards de dollars.) La base lunaire a été jugée comme inutile. La station spatiale a suscité beaucoup d’intérêt, mais elle était également extrêmement chère. Ses composants seraient si « lourds » que la totalité du budget de la NASA serait nécessaire pour financer l’acheminement de ses différents éléments par les fusées conventionnelles – sans parler, comme le font les promoteurs de l’espace, de l’assemblage et de l’entretien. Les membres du groupe de travail ont estimé qu’une navette spatiale réutilisable serait la première étape logique avant d’envisager la construction d’une station spatiale. Seules les économies réalisées grâce à une navette réutilisable pourrait rendre la station spatiale financièrement abordable.
La navette ne devait être rien de plus que cela – un camion spatial pour trimballer des choses à destination et en provenance de l’orbite terrestre. L’engin lui-même n’aurait aucune fonction scientifique. Les membres du groupe de travail sont partis du principe qu’une fois la navette approuvée, on lui trouvera bien des missions. » D’abord vous devez avoir le cheval « , a déclaré le Dr Jerry Gray, ancien scientifique de la NASA et maintenant directeur des politiques publiques de l’American Institute of Aeronautics and Astronautics, « c’est seulement ensuite que vous décidez où vous voulez aller. »
Un cheval par comité
La NASA avait hâte d’abandonner la familière fusée que l’on utilise qu’une fois, dont les étages retombent dans la mer ou brûlent dans l’atmosphère, et qui contiennent des métaux précieux et des ordinateurs. La fusée Saturne V, par exemple, avait une masse au décollage de 3 050 tonnes, et on ne récupérait très exactement que sept tonnes – à savoir ce petit « module de commande » dans lequel s’abritaient les astronautes. Roy Day confirma : « Nous voulions n’avoir qu’un recours minimal au concept de fusée dans l’avenir ».
Au début, la NASA a réclamé une navette entièrement réutilisable. Grumman et McDonnell-Douglas ont élaboré un plan qui prévoyait la construction de deux énormes vaisseaux ailés, chacun avec ses propres pilotes et moteurs. Ils décolleraient ensemble, le plus gros vaisseau, le lanceur, aurait fonctionné pendant les premiers 25 à 30 kilomètres d’altitude. Ensuite, le carburant épuisé, il serait revenu sur Terre en atterrissant comme un avion. Permettant au plus petit vaisseau d’atteindre l’orbite terrestre, après avoir livré sa cargaison, il aurait lui aussi terminé sa mission à la manière d’un avion : la NASA pensait que l’exploitation d’un tel système serait rentable, mais coûterait 10 milliards de dollars à développer. Le Bureau de la Gestion et du Budget [NdT : Office of Management and Budget – OMB] a tiqué. Dix milliards ? Hors de question !
Que pourriez-vous faire avec 5 milliards de dollars ? a rétorqué l’OMB. La conception du cheval a été renvoyée au comité, où un compromis fut finalement trouvé. On concevra une navette partiellement réutilisable.
Dans ce système, le corps principal s’appelle « l’orbiteur », c’est la partie qui est baptisée, avec un nom tel que Columbia. Il s’agit d’une machine volante ailée, propulsée par des moteurs-fusées, ayant à peu près la taille et la masse d’un avion de ligne de type DC-9. Cet orbiteur peut emporter 30 tonnes en orbite basse, dans une soute mesurant 18,3 sur 4,6 mètres. Elle est pilotée par un équipage de deux à sept astronautes. Non plus à l’étroit comme dans une boîte de conserve, mais dans une vraie cabine de pilotage. Un vaisseau réellement piloté, du moins lors de l’atterrissage, car pour le reste ils passeront l’essentiel de leur temps à vérifier les jauges et les instruments. Mais il y aura des gens aux commandes – un concept populaire auprès des gens, qui semblent avoir de moins en moins le contrôle sur les choses à mesure que le temps passe.
Un monstrueux réservoir de carburant de 46,9 mètres de long contenant les ergols cryogéniques destinés à alimenter les moteurs principaux de la navette est accroché sous l’orbiteur. Deux fusées d’appoint alimentées par un combustible solide d’une très grande fiabilité sont flanquées de part et d’autre. Leurs moteurs sont les plus puissants jamais conçus, générant chacun 1 150 tonnes de poussée par comparaison aux 210 tonnes de poussée unitaire des trois moteurs principaux de la navette. Ces trolls insatiables brûlent leur combustible en un instant.
Une fois les boulons et les tuyaux fixés, le vaisseau spatial navette, son réservoir, et les boosters, doivent décoller ensemble du Cap Kennedy, une formidable troïka de puissance. À une altitude de 30 km, le propergol des boosters épuisé, ils retombent en se balançant sous des parachutes. Ils sont ensuite repêchés pour être réutilisés. Les moteurs de la navette continuent de fonctionner jusqu’à ce que, neuf minutes après le lancement, leur carburant soit à son tour épuisé. Le réservoir vide est alors largué et brûle dans l’atmosphère. (S’agissant seulement d’un réservoir, il est plus économique selon la NASA de le laisser frire plutôt que de l’équiper de tout le matériel de navigation et de protection thermique, nécessaire à sa récupération).
La navette effectue sa mission en orbite. En l’absence de carburant pour les moteurs principaux, il utilise deux autres petits moteurs pour manœuvrer et ralentir l’engin pour la rentrée atmosphérique. Portée par l’air, elle plane jusqu’au terrain d’atterrissage, touchant le sol tel un avion, mais avec un « manche » qui ne permet pas de compenser les erreurs de calcul. Après l’atterrissage, elle est remise en état, couplée à un nouveau réservoir, flanquée de deux boosters rechargés, et le tout repart à nouveau dans l’espace.
Estimant son coût entre 5 et 6 milliards de dollars, la NASA a obtenu l’aval pour ce projet en 1972. L’agence a expliqué que disposer d’une équipe de pilotes à bord ajouterait de la « flexibilité » et de « nouvelles dimensions » au vol spatial. Hormis ces déclarations la NASA n’a pas été très explicite quant au rôle précis des astronautes. On a supposé qu’avec le destrier en construction, un fabriquant de calèches construirait un modèle pour utiliser avec ce cheval – pour une mission spatiale que seule une navette peut accomplir -. Pendant ce temps, exalter les fabuleuses potentialités de l’animal est devenu une obsession. C’est « l’aube d’un nouvel âge » (Nixon), une « avancée capitale » (Ford), le « voyage spatial devenu routine » (Carter).
James Gehrig, le directeur du sous-comité de l’espace et de la science, du comité sénatorial du commerce, résume les deux caractéristiques que les prosélytes de la navette répètent encore et toujours : « Sa capacité à envoyer dans l’espace des charges utiles plus élevées, et, la baisse drastique des coûts ». La NASA avait prévu le premier lancement pour 1977. Ce ne fut pas le cas pour cette année-là, et ce ne sera pas non plus le cas pour cette année-ci. Les responsables de la NASA ne seront pas trop fâchés si elle ne vole pas l’année prochaine, parce qu’en l’absence de lancement, vous n’êtes pas tenu de vous justifier sur des sujets épineux, comme des coûts d’exploitation plus élevés que prévu, et des charges utiles plus légères que prévu.
C’est la tuile !
Là-bas au cap Kennedy, Columbia se trouve dans un hangar d’assemblage, emprisonnée dans un échafaudage. Des arcs de lumière brillent sur sa surface incroyablement lisse. Ils brillent quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, puisque 500 techniciens effectuant deux rotations de travail de dix heures par jour, six jours par semaine, essaient de rendre la navette apte au vol spatial. Colombia aurait dû être terminée en mars dernier, lorsqu’elle a été transférée de l’usine du contractant principal, Rockwell International. Au lieu de cela, elle est arrivée au Cap à seulement 75% achevée, selon la NASA. Personne ne sait dire à quel moment – ou même si – le travail restant sera achevé.
Columbia en cale sèche symbolise tous les problèmes du programme navette. Ce sont les retards, les dépassements de coût, les performances revues à la baisse, ainsi que le manque d’objectifs pour la monture. Les retards, le problème le moins important, sont les plus faciles à comprendre. « Les gens n’apprécient guère que la navette, en tant qu’objectif technologique, soit beaucoup plus ambitieuse que le programme lunaire », explique Eugene Covert, un professeur du MIT et expert en propulsion, « le planning n’aurait jamais pu être respecté. »
Compte tenu de ce que l’on demandait à Columbia, il n’est pas surprenant qu’elle n’ait pas volé en 1977, ni en 1978, ni en 1979, et qu’elle ne puisse pas le faire maintenant. Les fusées qu’elle est censée remplacer ont toujours été non réutilisables pour des raisons d’ingénierie très pragmatiques : les diaboliques contraintes du vol spatial font se tordre et déformer les machines. Un moteur-fusée c’est essentiellement des explosions avec un orifice à une extrémité. Les gaz sont éjectés par ce dernier, propulsant la fusée dans la direction opposée. La mise à feu et la combustion sont d’une telle violence pour le moteur-fusée, qu’elles immolent et déforment ses composants, rendant impossible sa réutilisation, même si vous pouvez le récupérer. Pourtant, les moteurs principaux de la navette auront des pressions internes trois fois supérieures à celles de n’importe quel autre gros moteur ayant existé, affirme la NASA et l’objectif est de les utiliser 55 fois avant de procéder à leur révision.
Pour vraiment saisir le défi que constitue la construction d’une navette spatiale, songez juste au déroulement de son vol. L’engin possède une soute de 18,3 mètres sur 4,6 mètres, des ailes étroites et une grande cabine dans laquelle les astronautes doivent pouvoir trouver le faible éventail de température et de pressions qu’un Homme peut supporter. Lors du lancement, la navette doit résister à 3 G de pression – équivalent à trois fois son propre poids. Le hurlement des cinq moteurs, génèrera des vibrations acoustiques atteignant 167 décibels, assez pour tuer une personne non protégée. En orbite, la navette se déplacera dans le vide glacial à -120 ° C, ce que les ingénieurs appellent le « trempage à froid ». Une température qui fragilise et brise la plupart des matériaux. Lors de la rentrée atmosphérique, l’enveloppe extérieure passe du trempage à froid à 1 500 ° C. Assez brûlant pour transformer de nombreux métaux en Silly Putty. Ensuite, la navette doit planer, sous contrôle, à des vitesses allant jusqu’à Mach 25, trois fois plus vite que tout autre avion piloté. Après la rentrée, elle dévale les couches d’air sans propulsion puis enfin, touche le sol à 350 km/h. Le DC-9 de taille similaire, et pourvu de moteurs, atterrit à la vitesse de 200 km/h. Les fusées sont des engins non réutilisables afin qu’aucun de ses composants n’ait à supporter une telle variété de conditions. La navette a été conçue dans l’objectif de réaliser 100 fois ce vol cauchemardesque.
La principale cause de retard est actuellement due aux tuiles réfractaires, qui dispersent la chaleur du nez et du fuselage lors de la rentrée atmosphérique. Columbia doit être équipée de 33 000 tuiles, chacune doit être fixée manuellement, chacune possède une forme unique. Les tuiles d’une épaisseur de 2,5 centimètres, en carbone pyrolysé, sont étonnantes à deux égards. Elles peuvent atteindre plusieurs centaines de degrés centigrades sur une face alors que l’autre reste tempérée au toucher. Elles ne s’évaporent pas comme les boucliers thermiques ablatifs des capsules et des modules ; elles peuvent être utilisés indéfiniment. Le revers de la médaille, est qu’elles sont si fragiles que vous pouvez à peine les toucher sans les détériorer.
« Les tuiles sont comme le long poteau qui maintient la tente », explique Mike Malkin, directeur du projet navette à la NASA. Les fixer sur Columbia sans les casser, est comme essayer de manger une barre de Bonomo Turkish Taffy sans l’effriter. La plupart des techniciens juchés sur Columbia essaient de coller les tuiles. Les tuiles cassent si souvent, et le processus de remoulage d’une tuile est si laborieux, que le taux d’installation est actuellement d’une tuile par technicien et par semaine. Toutes les tuiles devaient être fixées avant que Columbia ne quitte l’usine de Rockwell. Comme ce ne fut pas le cas, le travail doit être terminé au Cap. « Nous avons dû mettre en place ce qui équivaut à une usine de fabrication là-bas », explique Walter Kapryan, qui a pris sa retraite comme directeur du projet navette au Cap le printemps dernier. « La plus grosse tâche que nous ayons eu à faire pour Apollo fut de raccorder quelques câbles. » Des personnes à la NASA reconnaissent en privé que Columbia a été emmenée au Cap dans cet état en partie pour des raisons de relations publiques – il s’agissait de faire croire à l’accélération des préparatifs. Le transfert prématuré a tout de même eu un point positif, il a permis aux tests informatiques de s’exécuter pendant le collage des tuiles. Ce subterfuge a peut-être eu un côté pratique, mais également un prix atterrant : fixer les tuiles au Cap a généré un surcoût évalué à 50 millions de dollars selon une source du Congrès.
Certains soupçonnent que la fixation des tuiles ne représente en réalité que le moindre des soucis de Columbia. « Je pense que personne ne mesure la complexité des problèmes », affirme Walter Kapryan. Les tuiles sont le système de protection le plus complexe que la NASA n’ait jamais conçu pour protéger un vaisseau spatial. Cela signifie notamment qu’il n’y a pas de redondance les concernant. Si elles présentent une défaillance, la navette se consume lors de la rentrée atmosphérique. Si trop de tuiles se détachent, la navette peut devenir instable lors de l’atterrissage et donc incontrôlable. L’inquiétude est telle que la NASA a envisagé l’installation dans Columbia d’une sorte de grue permettant à l’équipage d’inspecter et réparer les tuiles endommagées dans l’espace. (Verdict : Ne peut être réalisé, il est déjà difficile de le faire au sol !)
Si l’on en croit les simulations informatiques, tant que vous pouvez ramener la navette dans l’atmosphère, vous pouvez la faire atterrir, même si des tuiles sont endommagées. L’ancien astronaute d’Apollo, Richard Cooper [NdT : il n’existe aucun astronaute de ce nom à la NASA, sûrement Gordon Cooper ou Richard… Gordon ?] doute que les ordinateurs sachent de quoi ils parlent. Beaucoup de projections sont basées sur la précision magnifique des amerrissages Apollo. Apollo a fait l’aller-retour Terre Lune, et les petits modules de commande ont tous touché l’eau dans une zone prévue de la taille de l’aéroport international de Los Angeles. Cela dit, les modules Apollo étaient des projectiles balistiques. Ils étaient légèrement asymétriques et avaient donc une certaine portance qui permettait de modifier la trajectoire, fondamentalement ils tombaient comme des pierres bien orientées. La science de la balistique est beaucoup plus précise et prévisible que le vol aérien. Supposer que l’on peut profiter de l’expérience acquise avec l’un pour s’en servir pour l’autre, c’est confondre une fronde avec une mouette. La seule façon de découvrir le comportement de quelque chose d’aussi grand et aussi complexe que Columbia, précise Cooper, c’est de lancer la chose et de voir ce qu’il se passe. Les ordinateurs n’ont jamais volé avec l’imprévisible scénario de tuiles endommagés, ils n’ont jamais été frappés par une violente et soudaine rafale de vent d’altitude – le jetstream -, ils n’ont jamais traversé les variations inexpliquées des champs gravitationnels et magnétiques de la Terre – le Bias -. Ce sont les rivières sauvages et inexplorées de l’espace. Impondérables qui se situent au-delà de ce que l’on peut conjecturer. Pour savoir si votre vaisseau peut y faire face, vous devez l’emmener là-haut.
Le plus long des comptes à rebours
Les personnes qui se débattent avec les tuiles ont une fonction utile. Ils donnent l’illusion que le reste du projet se déroule sans anicroche en comparaison. « Le feu des projecteurs étant concentré sur les tuiles, les autres problèmes restent dans l’ombre », explique un ingénieur de la NASA. « C’est pourquoi, personne n’allume d’autres projecteurs, leur lumière suffit amplement, cela arrange tout le monde. » L’Air Force, partenaire du projet navette, est ravie d’être dans l’ombre. Elle est censée construire un petit propulseur, l’Inertial Upper Stage (IUS), pour tenir dans la soute de la navette. L’IUS s’éloigne de la navette, est mis à feu, permettant de propulser les satellites vers des altitudes que les navettes ne peuvent atteindre. Etant basé sur la technologie traditionnelle du non-réutilisable, son développement ne devait donc pas poser de gros problèmes, il se trouve pourtant qu’il a pris deux ans de retard, et son coût initial est dépassé de 144 millions. Le secrétaire à la Défense, Harold Brown, a récemment assuré au Congrès que l’IUS ne posait pas de problème compte tenu des « exigences opérationnelles révisées et des retards du programme navette ».
Le moteur principal de la navette reste également dans l’ombre. Columbia sera alimentée par le premier grand moteur-fusée « cryogénique » à haute performance, brûlant de l’hydrogène liquide comme comburant, au lieu du kérosène. Les moteurs cryotechniques peuvent atteindre une efficacité idéale en termes de rendement de combustion, soit 99 pour cent. Malheureusement ces moteurs ont une fâcheuse propension à exploser. Une caractéristique peu enviable si l’on veut atteindre l’objectif de 55 réutilisations.
Les échecs, bien sûr, se déroulent sur le banc d’essai. Pendant le développement, il est attendu que certains moteurs explosent ; les pousser à leur limite fait partie intégrante des tests. Mais il se trouve que les moteurs de la navette explosent souvent dans des conditions opérationnelles normales. Et puis il y a cet embarrassant problème qui rend la mesure de leur fiabilité pratiquement impossible. Bien que les moteurs doivent fonctionner pendant 520 secondes lors d’un vol, le banc d’essai de Rockwell ne pouvait assurer qu’une durée de 300 secondes en raison de réservoirs d’ergols de contenance insuffisante.
Pendant un temps, les progrès réalisés sur les moteurs semblaient si lamentables que le Congrès convoqua des membres de l’Académie nationale des sciences pour évaluer si les moteurs allaient un jour fonctionner. Après avoir enfin pu tester les moteurs pour leur durée totale de fonctionnement, les ingénieurs ont essayé d’allumer trois moteurs simultanément, dans la même configuration que sur la navette. Les trois moteurs ont explosé, en raison des vibrations acoustiques.
Pendant ce temps, au Centre Spatial Johnson à Houston, la préparation des astronautes a pris des mois de retard, même au regard du planning des vols le plus optimiste. La raison ? Les programmes informatiques, utilisés pour introduire des pannes dans le simulateur de vol, ne fonctionnaient pas. Un triomphe de la simulation sans le moindre incident, mais par ailleurs peu amusant, et encore moins instructif.
En dépit de ces problèmes récurrents – largement débattus dans la presse spécialisée depuis 1977 – la NASA a multiplié les communiqués annonçant l’imminence du premier lancement. Un jour précis n’a pourtant jamais été spécifié. « Vous remarquerez que la NASA affirme toujours que la première navette sera lancée dans l’année », explique Marshall Kaplan, un physicien de l’état de Pennsylvanie. « J’appelle ça un compte à rebours d’une année avec une interruption indéfinie ». La routine a flirté avec la comédie burlesque en mars 1979. Un groupe de trois moteurs de navette venait d’exploser sur le banc d’essai de la NASA, à peine neuf secondes après le début d’un test. Columbia en partie terminée a été installée sur le dos de son avion porteur, un 747 modifié, pour l’emmener à Cap Kennedy. Au moment où le 747 s’apprête à décoller, Columbia a commencé à perdre des pièces. Des tuiles se sont détachées et des fils électriques mal fixés virevoltaient un peu partout. Le gros jet s’empressa de faire demi-tour. Columbia avait été tellement détériorée, après seulement 17 minutes dans les airs (une simple promenade dominicale a déglingué un vaisseau spatial !) qu’il a fallu une semaine pour la remettre en état.
C’est ainsi que par une belle matinée de mars 1979, avec des moteurs qui explosent, des pilotes qui jouent au Parcheesi pour passer le temps, Columbia se désagrégeant lors d’un simple transfert aérien, la NASA annonce que le premier lancement de la navette interviendrait en décembre 1979. L’histoire enregistrera que personne ne leva les yeux au ciel au Congrès, qu’il n’y eut pas de quolibets et de rires aux conférences de presse, et pas de panique à la Lloyd’s de Londres. Décembre 1979 ? Parfait. C’est super. Tout le monde a bien pris note du rendez-vous.
Depuis, l’horizon s’est considérablement éclairci. Les moteurs ont été allumés à l’unisson à plusieurs reprises. S’il s’avère qu’ils fonctionnent, ils occuperont la place qui leur revient parmi les grandes réalisations de l’ingénierie moderne. Les problèmes concernant les tuiles sont toujours d’actualité, avec encore des doutes sur le fait que l’on puisse un jour compter sur leur totale fiabilité, selon la Cour des comptes, [NdT : General Accounting Office – GAO]. Le compte à rebours est fixé à une année… avec une interruption indéterminée. Robert Frosch, l’administrateur de la NASA, a déclaré que Colombia s’élancerait dans l’espace « entre la fin de 1980 et le premier trimestre de 1981. » Des observateurs du Cap Kennedy affirment que la limite haute de ce calendrier est « vraisemblable ».
Les soldes sont parfois une vraie arnaque
Il y a du bon et il y a du mauvais à ne pas être sous le feu des projecteurs. Le bon côté est que le Congrès vous octroie des crédits supplémentaires, espérant que les problèmes vont se régler.
Jusqu’à récemment, le programme navette avait un bilan admirable en ce qui concerne le contrôle des coûts. Mais la NASA avait évalué le coût de son développement entre 5 et 6 milliards de dollars, en se basant sur un avancement des travaux sans anicroche. En d’autres termes, la NASA était partie du principe que tout allait parfaitement fonctionner du premier coup. Les budgets ont été calculés comme si aucune modification ne serait jamais nécessaire, comme si aucun imprévu ne se manifesterait jamais, comme si des essais de moteur fonctionnant 520 secondes pouvaient être effectués avec des réservoirs d’une capacité de 300 secondes.
Bien sûr, les planificateurs de la NASA se doutaient bien que tout ne fonctionnerait pas d’emblée. Lorsque l’on entreprend un projet technologique aussi complexe, les retards et les échecs sont parfaitement normaux. Mais pour que le budget de la navette soit accepté, la NASA a dû estimer les coûts de développement en faisant fi des problèmes inhérents et inévitables à un tel projet, affirme Dan Cassidy du sous-comité de la Chambre qui supervise les projets spatiaux.
Dans cette « logique de succès », la NASA a décidé de tester les composants de la navette uniquement après les avoir assemblés, plutôt qu’individuellement, comme cela fut le cas avec tous les engins spatiaux précédents. Si tout fonctionne, génial. Mais si ce n’est pas le cas, le foutu ensemble doit être démantelé et entièrement retesté, en repartant de zéro. La NASA a prévu un budget pour seulement quelques moteurs de remplacement. Quand ces derniers ont commencé à exploser, ce à quoi tout ingénieur aurait dû s’attendre (et même dans certains cas, il doit provoquer ces explosions) le calendrier des tests est devenu complètement berserk. Cassidy affirme que devoir laisser des personnels rester assis sans rien faire, à attendre que de nouvelles pièces de moteur soient construites, laisser des installations inusitées, coûte jusqu’à 7,5 millions de dollars par jour. Si les coûts avaient été plus honnêtement évalués au départ, on en gaspillerait moins actuellement. « Ainsi maintenant, nous devons injecter de l’argent supplémentaire », a déclaré le Dr Jerry Gray, un ancien officiel de la NASA.
En 1979, la NASA a réclamé et obtenu une enveloppe supplémentaire de 220 millions de dollars pour Columbia. Ensuite, elle a demandé une rallonge de 185 millions de dollars, qu’elle a obtenue. En janvier dernier, elle a demandé encore 300 millions de dollars de plus. De l’argent est également siphonné à partir d’autres projets de la NASA, principalement des missions planétaires très intéressantes mais sans caractère d’urgence, ainsi que de la construction des trois autres navettes, dont des pièces sont cannibalisées pour Columbia. Au total, la construction de la navette est budgétée à 1,8 milliards de dollars pour l’année fiscale 1981 – 800 millions de dollars de plus que ce que la NASA avait prétendu avoir besoin, selon le Service de Recherche du Congrès.
Lorsque les quatre navettes seront terminées, la facture pour leur développement et leur fabrication s’élèvera à 13 milliards de dollars, selon les estimations du GAO. En réalité elle devrait atteindre 16,5 milliards de dollars si l’on inclut les salaires de la NASA, et la construction d’une deuxième base de lancement pour les vols à caractère militaire depuis la base aérienne de Vandenberg en Californie. Interrogé sur la subtile tactique des prix cassés de la NASA, en raison du choix de « la logique de succès », Richard Cooper a observé « Parfois les soldes sont une vraie arnaque ».
Compte tenu du caractère très ambitieux du programme navette, les dépassements ne sont pas catastrophiques. Les 5 milliards de dollars promis se chiffrent aujourd’hui à environ 8 milliards de dollars. Et même si la facture finale s’élève à 13 milliards de dollars, cela reste raisonnable. La NASA insiste pour que vous vous souveniez bien de tout l’argent que nous allons économiser lorsque Columbia volera. Plus de matériel jetable ! Plus de projectiles coûtant des « zillions » [NdT : une quantité astronomique] de dollars qui se consument au-dessus des Açores ! La promesse de la navette comme moyen d’accès à bas prix à l’espace va devenir réalité. C’est du moins ce qu’elle affirme. Pas de problème – si cela ne vous dérange pas de payer plus pour un lancement « pas cher », que pour des fusées jetables.
[NdT : En réalité le développement de la navette spatiale n’a coûté que 17% de plus que prévu. Ce qui est remarquable compte tenu de la complexité du projet.]
Des économies à tout prix
Si vous vous rendez au siège de la NASA avec un compte en banque bien fourni, vous pouvez vous offrir le dernier étage d’une fusée. Pour 23 millions de dollars, par exemple, vous pouvez acheter les services d’une Delta, une fusée qui lancera 2,7 tonnes de ce que vous voulez en orbite géosynchrone à 35 000 km d’altitude, orbite utilisée par les satellites de télécommunications. Pour 33 millions de dollars, vous pouvez obtenir l’Atlas-Centaur, plus puissante, qui pourrait larguer une petite charge utile au-delà de l’orbite terrestre. Si vous investissez 50 millions de dollars ou plus, vous pourriez probablement vous offrir les services d’une Titan III, la fusée utilisée par l’Air Force pour lancer des satellites militaires. La Titan III, le Clydesdale des chevaux de l’espace, va satelliser 13 tonnes en orbite basse, plein Est.
La facture que vous réglez s’entend « tout frais inclus » – C’est le prix net demandé par la NASA pour toutes les opérations afférentes au lancement : le prix de la fusée, le carburant, le personnel de lancement, même l’équipe qui va remettre en état le pas de tir. Les lancements de fusées commerciales, doivent être financièrement autosuffisants, exige la loi.
Si vous êtes intéressé par l’une de ces options, réservez maintenant, car la NASA prévoit d’arrêter tous les lancements de fusées conventionnelles aussitôt que la navette sera opérationnelle.
« La navette pourra transporter trois charges utiles de classe Delta », explique Chet Lee, directeur des coûts liés à l’exploitation de la navette. Cela comprend trois satellites de communication, et les moteurs additionnels nécessaires pour les injecter sur des orbites plus septentrionales. Lancer trois charges utiles de type Delta sur des fusées Delta coûterait donc trois fois 23 millions de dollars soit 69 millions de dollars.
En comparaison, les tarifs pratiqués par la navette ressemblent à une vente au rabais. Vous pouvez réserver Columbia pour la modique somme de 22,4 millions de dollars, précise Lee. C’est tout ce que vous payerez. Un tiers du prix de ces vieilles fusées non réutilisables. C’est la rationalisation officielle de l’affirmation officielle, attestant des coûts largement inférieurs pratiqués grâce à la navette.
Regardons ces chiffres de plus près. La NASA utilise la technique commerciale classique de la vente à perte. Lee affirme que pendant les trois premières années d’exploitation de la navette, la NASA ne fera rien pour équilibrer les coûts opérationnels directs. Selon Lee, c’est indispensable pour que les clients se détournent des fusées conventionnelles au profit de la navette. Cela semble étrange, car la NASA se vole des clients à elle-même. Alors, comment obtient-on ce chiffre de 22,4 millions de dollars ?
En 1972, alors que les études sur la navette étaient encore au stade de la planche à dessin, une société de conseil appelée Mathematica a réalisé des études coûts-bénéfices. Mathematica a estimé que, dans certaines conditions, un vol de navette aura un coût direct (carburant, salaires, remise en état du pas de tir…) de 22,4 millions de dollars. En 1975, la NASA a entériné ce chiffre. Elle a donc commencé à signer des contrats d’un montant de 22,4 millions de dollars dans le cadre des trois premières années d’exploitation – un prix garanti sans indexation sur l’inflation !
L’esprit de ’75 est inespéré pour les clients de satellites, car le coût des fusées conventionnelles gonfle tout autant que le reste des produits réels. L’estimation de 1975 correspond à environ 32 millions de dollars aujourd’hui – toujours moins cher que nos trois Delta.
Qu’arrive-t-il au tarif des vols de navette après ce moratoire de trois ans ? « Notre prix augmentera pour tenir compte des coûts réels », dit Lee. Tout porte à croire que les coûts « réels » seront élevés. Exploiter et entretenir la navette – même en partant du principe que tout se déroule selon le plan – sera plus coûteux que prévu. Toutes les choses que vous aviez l’habitude de jeter et d’oublier doivent maintenant être récupérées, remises en état, et assemblées pour un autre lancement. Lee affirme que le « coût réel » d’un lancement est « d’environ 25% » supérieur au tarif facturé lors des trois premières années. Le « coût réel » d’un vol de navette avoisinera ainsi les 40 millions de dollars. Les coûts ne cessent d’augmenter, comme la flamme tremblotante jaillissant d’une fusée prête à décoller. Mais la NASA se veut rassurante ; « la navette est toujours une bonne affaire, à charge utile égale ». Mieux vaut, pourtant, garder un œil vigilant sur les coûts-fusées. Une fois que ces engins commencent à s’élever, ils prennent vraiment de la vitesse très rapidement …
Baissez le volume
Quel est donc le postulat retenu par le cabinet Mathematica pour effectuer ses calculs ? Les analystes ont supposé que la flotte de navettes accomplirait au moins 50 vols par an. Chaque véhicule ayant une durée de vie de 10 ans, cela donne au moins 500 vols sur une période de 10 à 12 ans. (Lee précise qu’à un moment donné, en 1976, la NASA prévoyait 75 vols par an. Depuis, le nombre de vols est en baisse constante et se situe actuellement autour de « 40 à 50 par an »). Comme dans toute considération économique la quantité fait baisser les prix, plus il y a de vol moins ils coûtent chers. Il était donc crucial de faire des projections avec un maximum de vols. Ces chiffres ont permis de sauver la vie de la navette !
Cinquante vols par an ? Pour quoi faire ? Mathematica a supposé qu’il y aurait 20 vols par an pour un truc appelé Spacelab. Spacelab est un petit laboratoire que l’on peut fixer dans la soute de la navette. La navette s’envole dans l’espace, ouvre les portes de la soute ; les scientifiques rampent depuis la cabine jusqu’à Spacelab, effectuent leurs expériences, puis la navette referme la baie et ramène l’ensemble sur Terre, le tout est ensuite reconditionné pour un autre vol. Spacelab est en cours de construction par l’Agence Spatiale Européenne. L’ESA paye son premier vol. (La NASA aime donner l’impression que l’ESA paiera tous ses vols, ce n’est pas le cas, c’est la NASA qui règlera les factures après la deuxième croisière de Spacelab, note Douglas Lord, le directeur de Spacelab.)
Spacelab sera-t-il exploité 20 fois par an ? « Pourquoi faire faire ? », se demande Albert Cameron, un physicien de Harvard qui est président du Conseil des sciences de l’espace de la National Academy of Science. « La durée du vol est si courte », a-t-il expliqué, soulignant qu’ils ne dureront normalement que quatre à sept jours, « le temps passé dans l’espace est trop court pour mener des expériences significatives. » Même Douglas Lord admet que les applications de Spacelab sont limitées : « Il s’agit juste d’une étape intermédiaire, pour démontrer au monde qu’une station spatiale permanente est une bonne idée ». En attendant, ce succédané va-t-il voler 20 fois par an – 200 fois au total ?- « Aucune chance », affirme une source bien informée de la NASA.
On trouve également dans ce calcul six vols par an pour les satellites de communications, comme ceux rendus célèbres par Comsat, Inc. Les satellites de communications conviennent parfaitement à Columbia ; la NASA avance que la navette peut en emporter trois simultanément.
A quel fréquence les satellites de communication sont-ils actuellement lancés ? Deux par an ! Intelsat, le consortium international qui est le plus grand utilisateur privé de l’espace (Comsat en fait partie), prévoit d’envoyer deux satellites dans les trois prochaines années, selon un porte-parole. Le secteur des communications par satellite est en pleine expansion, avec RCA, Western Union, AT & T, et SBS (une entreprise d’IBM, Aetna et Comsat) prévoyant d’intégrer le secteur. Mais pour six lancements de navettes par an, il faudrait disposer de 18 satellites. « À moins d’une percée technologique extraordinaire », déclare une source informée de l’industrie des communications, « c’est juste inconcevable ».
Alors, combien de vols de navette par an semblent raisonnables ? Peut-être 20, disent les initiés, avec la plus grande part consacrée au lancement de satellites militaires.
Soudainement, à la manière d’une fusée qui dévie de sa trajectoire, les chiffres de la NASA tremblent. En l’absence de 50 vols par an, le coût de chacun d’entre eux dépassera allègrement le « véritable » montant de 40 millions de dollars. On se rapproche de plus en plus du montant fatidique de 69 millions de dollars, ce qui revient à utiliser trois lanceurs Delta, l’équivalent non réutilisable (jetable) de la navette.
En vadrouille
Nous savons tous que la navette peut accomplir quelque chose que les fusées ne peuvent pas faire. Elle peut récupérer des satellites endommagés. C’est un aspect très médiatisé de la mythologie des navettes – se saisir d’un satellite obsolète ou en panne dans l’espace, et le ramener sur Terre afin de le réparer, pour le remettre en orbite plus tard -. Selon une étude du GAO, 75% des économies réalisées grâce au programme navettes sont basées sur les hypothèses de Mathematica concernant la récupération des satellites endommagés.
Là où le bât blesse :
- (a) La navette ne peut pas récupérer des satellites ;
- (b) De toute façon, personne ne souhaite les récupérer.
Plus des deux tiers des satellites lancés sont envoyés sur des orbites géosynchrones – à 36 000 km d’altitude, où, par rapport à un point sur la Terre en rotation, ils restent en permanence au-dessus de la même zone. D’autres sont envoyés sur des orbites héliosynchrones presque aussi hautes, où ils suivent les mouvements du soleil.
D’autre part, la navette orbite à une altitude moyenne de 300 km (L’altitude maximale théorique qu’elle pourrait atteindre, à vide, est de 1 000 km). Lors d’une mission de routine, la navette largue donc un satellite couplé à un propulseur IUS, ou une variante moins puissante, le SUS (pour Spinning Upper Stage). Le propulseur permet d’envoyer ledit satellite vers sa destination finale… Mais une fois perché sur son orbite géosynchrone, il se trouve hors de portée de la navette. Morale de l’histoire : quand quelque chose est à 36 000 km d’altitude, s’en approcher de seulement 300 km ne sert pas à grand-chose !
Cassidy, du sous-comité de l’espace de la Chambre des Représentants reconnaît qu’il y a là une « faille dans le système ».
Comme la plupart des mythologies, le concept de « récupération et de remise en orbite » est basé sur des faits. On avait prévu d’associer à la navette une sorte de « remorqueur spatial ». Il s’agissait d’un véhicule autonome, assemblé et laissé à demeure dans l’espace. La navette l’aurait approvisionné en carburant et en satellites que ce dernier aurait remorqué vers leurs orbites dédiées, ce même engin aurait également intercepté des satellites éloignés pour les emmener à portée de la navette.
Le projet de remorqueur a été annulé. Chaque année, la NASA le remet dans le budget sous un nom différent, et chaque année, il n’est pas voté. Tout simplement parce que les gens ne veulent plus de leurs satellites. « Un satellite de communication n’a absolument pas vocation à être récupéré », explique Larry Weekly, porte-parole de SBS, Inc. « Ils ne tombent pratiquement jamais en panne, et au bout de sept à dix ans, ils sont devenus obsolètes. Il est beaucoup moins onéreux d’en construire un nouveau ». « Surtout, ajoute Weekly, que le tarif d’un satellite neuf- oscillant actuellement entre 20 et 40 millions de dollars – est probablement inférieur au coût d’envoi d’un réparateur pour dépanner un modèle désuet ».
Certains satellites se déplacent sur des orbites basses, à la portée de Columbia. Même ainsi, ils peuvent rester hors d’atteinte. Une navette dispose de peu de marge de manœuvre. Fondamentalement, elle ne peut intercepter que des objets se trouvant sur son chemin. Peu de satellites existants ont des inclinaisons orbitales que la navette utilise. La NASA s’y adapte en lançant des satellites qui valent la peine d’être récupérés – des satellites espions et des télescopes de 90 millions de dollars – dont la navette pourra croiser la route. Mais cela ne garantit pas que Columbia soit en mesure de les agripper. Lorsque les satellites ont des problèmes, ils subissent souvent une perte de stabilité – les gyroscopes tombent en panne et le petit robot commence à virevolter dans tous les sens. La NASA reconnaît que la navette ne s’amuserait pas à essayer de récupérer un satellite instable. Comment le pourrait-elle ? Comment s’en saisir ? Seriez-vous prêt à manœuvrer un vaisseau spatial d’un milliard de dollars à proximité d’une boule de bowling stellaire instable qui pourrait venir percuter vos tuiles aussi fragiles que du verre ?
A la vitesse de l’éclair
La NASA a cherché d’autres options pour justifier les vols de navette. L’agence espérait que les entreprises s’inscriraient en masse pour effectuer des tests de fabrication dans l’espace – comme les recherches effectuées sur le légendaire roulement à billes sans friction -. Mais jusqu’à présent, selon Ed Fritz du GAO, une seule société américaine s’est montrée intéressée. Et, afin de la convaincre, la NASA a promis de payer la facture de ce vol d’essai, ajoute Fritz. En contrepartie de ce préjudice financier, l’entreprise obtient les droits de brevet pour tout ce qu’elle pourrait développer.
Le prix unitaire par vol continue de grimper au-delà des 40 millions de dollars, à mesure que le nombre de missions diminue. Mais il reste encore en-deçà des 69 millions de dollars des trois Delta. En deçà, jusqu’à ce que l’on se souvienne que les Delta étaient déjà présentes sur le marché. Vous n’avez plus à dépenser 13 milliards de dollars pour les développer. La NASA a fait remarquer à maintes reprises qu’il n’y aurait aucune tentative pour compenser – amortir, pourrait-on dire – le coût de développement de la navette « moins chère ».
Supposons que les navettes volent 500 fois, comme prévu, et ont coûté 13 milliards de dollars à produire. Cela nous donne un coût d’investissement de 26 millions de dollars à répercuter par vol. Ajoutez cela au coût réel d’un lancement, soit 40 millions de dollars, et soudain, un lancement de navette coûte 66 millions de dollars, soit environ le même montant que trois Delta. Supposons maintenant que les navettes n’effectuent au total que 200 missions, le chiffre annoncé par les plus pessimistes. Le coût d’investissement à prendre en compte passe alors à 65 millions de dollars par vol. Désormais, le coût total d’un vol de la navette atteint 105 millions de dollars – presque le double par rapport aux trois fusées Delta que l’on trouvait trop onéreuses !
Bien sûr, des coûts de développement ont également existés pour la Delta, la Titan et les autres, et cet argent n’est pas pris en compte à chaque vol. Mais ces fusées sont déjà en activité. Cet argent a déjà été dépensé.
« Oh, la navette coûtera certainement plus cher que des fusées jetables à capacités équivalentes », a très clairement déclaré Kaplan. « Les retombées ne se calculent pas en dollars, mais en termes de flexibilité et de possibilités accrues. »
Deux poids deux mesures
Ils ne parlaient pas beaucoup des « possibilités accrues » en 1972, lorsque la NASA a vendu la navette comme s’agissant d’une opération économique. Ils ont bien parlé de flexibilité, parce que la charge utile emportée par la navette serait supérieure à celle des autres fusées. Elle était censée transporter 30 tonnes en orbite basse, en lançant plein Est. (Comme la Terre tourne d’ouest en est, les fusées lancées vers l’est sont accélérées par la rotation de la Terre.) Le lancement vers le nord ou le sud pour atteindre les orbites polaires réduit drastiquement cet effet. Personne ne lance de fusées vers l’Ouest.
Ici, les calculs « économiques » atteignent la vitesse de libération. On peut également laisser tomber la charge utile de 30 tonnes. « Nous aurons de la chance si nous arrivons à lancer 14 tonnes plein Est », explique Kaplan. Il s’avère que Columbia et Challenger, la deuxième navette, vont être beaucoup plus lourdes que prévu. Chaque kilogramme ajouté à la navette diminue d’autant la masse de la charge utile.
[NdT : La plus grosse charge utile emportée par une navette, Columbia en l’occurrence, (Mission STS-93, en juillet 1999), avait une masse de 22 753 kg. Il s’agit de Observatoire de rayons X Chandra (5 865 kg) + IUS (13 872) + équipement divers nécessaires pour le déploiement (3 016 kg) .]
Le réservoir extérieur, par exemple, est rempli d’oxygène et d’hydrogène refroidi à moins 200° C, pour faire s’écouler des gaz comme des liquides. De la glace ne manquera pas de se former sur le réservoir. Lorsque les tuiles de Columbia ont commencé à se détacher par une brise soutenue, les ingénieurs ont réalisé que des morceaux de glace du réservoir s’écraseraient sur les tuiles lors du chaos sonore provoqué au lancement : Adieu, Columbia. On a donc ajouté de l’isolation sur le réservoir extérieur. Si le revêtement thermique résout bien le problème de la glace, il ajoute de la masse. Le véhicule entier, carburant compris, pèse 2 millions de tonnes. Disons que l’on ajoute 1%, cela semble dérisoire à première vue, mais 1% de 2 millions de tonnes donne 20 tonnes, soit une masse presque équivalente à la charge utile.
Discovery et Atlantis, la troisième et quatrième navette, devraient avoir des tuiles plus robustes et des composants plus légers. Elles sont théoriquement en mesure d’emporter des charges utiles de 30 tonnes. En même temps, souvenez-vous que la Titan III, permet de satelliser 13 tonnes pour environ 50 millions de dollars ? « Avec une capacité d’emport de seulement 13 tonnes la navette est un énorme pas en arrière, comparée à la Titan », explique Albert Cameron. « Disserter des vertus pratiques des fusées est devenu un point épineux, maintenant que la NASA a purement et simplement éliminé cette option, vous n’avez plus d’autre choix que d’utiliser la navette, n’est-ce pas » ? En effet, la NASA a même banni le mot « fusée » de son vocabulaire. Jack Mahon, directeur des lancements de la NASA, précise qu’on les appelle désormais ‘ELV’ [NdT : Expendable Launch Vehicle] pour véhicule de lancement non récupérable. Imaginez-vous ce jour fabuleux de 1926 lorsque Robert Goddard, père de la fuséologie moderne, a lancé sa première fusée à ergols liquide, de la taille d’un porte-manteau, dans les nuages bas d’Auburn, Massachusetts. Comment il a appelé sa femme ; « Viens vite, ma chérie, j’ai inventé le lanceur non récupérable ! »
Un ciel sans espions
La raison première pour laquelle la navette doit pouvoir emporter 30 tonnes de charge utile ne réside pas dans le but de satisfaire les secteurs commerciaux et scientifiques, mais le ministère de la Défense (DOD). Le DOD prévoit de lancer tous ses satellites espions à partir de la navette, en profitant des installations de suivi de la NASA et des astronautes. « Le DOD a été associé à la conception de la navette, car les militaires voulaient quelque chose d’imposant pouvant emporter des dispositifs de taille conséquente », explique Doug Lord. « Sans les militaires, il n’y avait aucune raison de produire une si grande navette. »
Le principal souci des militaires est de pouvoir lancer vers les pôles, là où l’on trouve des orbites héliosynchrones. Sur une telle orbite les caméras d’un satellite espion bénéficient toujours des mêmes conditions d’ensoleillement. Une navette pouvant satelliser 30 tonnes plein Est, est supposée pouvoir envoyer 18 tonnes au-dessus des pôles. Mais au fil du temps, les militaires ont commencé à réaliser que Columbia ne pouvait même pas s’approcher de ces chiffres. Ils ont donc obtenu des crédits pour développer un « système propulsif additionnel » – encore un ensemble de moteurs supplémentaires à ajouter à l’agrégat navette !
Ce « système propulsif additionnel » est constitué d’un premier étage raccourci de fusée Titan, de deux moteurs et de quatre réservoirs de carburant. S’adaptant sous le réservoir extérieur de la navette, il générera suffisamment de poussée pour soulever 5 à 10 tonnes de plus. Le coût est d’environ 10 millions de dollars par tir, affirme la NASA – voilà pourquoi cet argent est dépensé, gagner encore en vélocité – à noter : ce système ne sera pas réutilisable. Il s’abîme dans l’océan comme ces bonnes vieilles fusées si méprisées.
Tout cela n’altère en rien l’enthousiasme des militaires pour le projet navette spatiale. Le secrétaire de l’Air Force, Hans Mark, a récemment déclaré devant le Congrès : « Il est important d’exploiter la navette … parce qu’à notre connaissance, les Russes n’ont rien de comparable. » (On pense que les Klingons n’ont rien de tel non plus.) Les militaires ont longtemps fait campagne pour obtenir leurs propres navettes, à la base aérienne de Vandenberg en Californie. Comme le cap Kennedy avait les moyens de gérer plus de vols de navette que prévu, il était difficile pour les militaires de justifier la dépense de 4 milliards de dollars pour construire et exploiter une autre base. Mais les chefs d’état-major ont fait remarquer qu’en cas de lancement sur une orbite polaire à partir du cap Kennedy, le réservoir extérieur vide serait largué et se consumerait au-dessus de la Russie. Ce qui ne serait pas le cas pour un lancement polaire de Vandenberg. Les chefs ont averti : la Russie pourrait bien prendre la désagrégation d’un réservoir extérieur comme une attaque nucléaire. Le fait que les systèmes de détection russes identifieraient immédiatement le lancement comme étant celui d’une inoffensive navette – ou que nous pourrions les avertir du lancement par courriel, à une fraction du coût d’un télégramme ou de la base de Vandenberg – n’a pas été pris en considération. L’avis des chefs a prévalu.
En raison de ces retards, les militaires ont commandé six Titan III supplémentaires pour garantir leur capacité à lancer des satellites espions au cours des deux prochaines années. « Au-delà de cette échéance, aucune production de Titan n’est prévue », selon Jack Boyd de Martin-Marietta, le constructeur de la fusée. Le secrétaire à la Défense Brown précise que « Dès le milieu des années 1980, nous serons presque totalement dépendants de la navette pour nos missions spatiales liées à la sécurité nationale ». Nous n’aurons pas d’autre alternative, nous nous retrouverons entièrement tributaires d’un système jamais testé. Je me demande si les Russes en ont une ?
Scotty, téléportez-nous
Les problèmes techniques sont ce qu’ils sont : techniques. Une grande partie des problèmes de la navette sera un jour résolu. Si l’argent n’est pas un souci, ce qui n’est généralement pas le cas dans le domaine des lancements spatiaux, nous pourrons payer plus pour des navettes réutilisables que pour des fusées jetables si nous n’avons pas le choix. Mais la question qui n’a jamais reçu de réponse est : que fera la navette que les fusées ne pouvaient pas faire ?
Elle ne peut pas lancer plus que les fusées ; dans certains cas elle ne peut pas lancer autant. (Même sa capacité de satellisation de 30 tonnes fait pâle figure face aux 115 tonnes de la Saturne V). Elle ne peut pas ramener de satellites. Elle ne peut pas faire office de station spatiale, même pendant une fraction du temps que Skylab a passé dans l’espace. Elle n’a aucune valeur scientifique. Il y a juste des hommes sur les sièges avant … avec une énorme quantité de matière et d’équipements, une soute vide, indispensables pour les ramener sur Terre en un seul morceau.
Il y a quelque chose de remarquable qu’une fusée peut accomplir mais que la navette ne peut pas. Une fusée peut échouer. Que se passe-t-il si un vaisseau spatial d’un milliard de dollars se désintégrait lors d’une mission de routine avec un petit satellite ? Cooper craint que cela n’enfonce un pieu au cœur du programme spatial habité. Le public accepterait-il de perdre un quart de la flotte en une seule journée ? Serait-il prêt à débourser plus d’un milliard de dollars pour la remplacer ? Serait-il d’accord pour dépenser des millions pour former des astronautes à être chauffeurs de camions, pour ensuite perdre les camions et les chauffeurs ? Cette perspective fait paraître les vieilles fusées comme plutôt sympathiques. L’une de ces anciennes fusées que l’on a jeté à la poubelle pourrait se détraquer et plonger dans l’océan au large des Bahamas, tout le monde se sentirait mal au vu des millions gaspillés, mais tout le monde se remettrait au travail. Perdue, bon sang d’accord, mais au moins, personne ne s’attendait à ce qu’elle revienne, et personne n’a été tué.
Une seule et unique tentative pour atterrir
La navette est le premier véhicule spatial que l’on ne puisse pas tester sans pilote, souligne Cooper. Des pilotes doivent y prendre place, allumer la bougie et y aller. Deux gars, qui en savent beaucoup, doivent maîtriser l’engin, gérer les paramètres, et nous confirmer lorsqu’ils seront en orbite autour de la Terre. C’est alors, et seulement alors, que nous serons fixés.
C’est ainsi que cela se passe. Lors du décollage, contrairement aux capsules et aux modules, équipés de tours d’éjection pour dégager les pilotes en cas de problème, il n’y a aucun moyen de s’échapper de la navette. Colombia est équipée de sièges éjectables comme un avion de chasse, mais ils ne servent à rien pendant le décollage. S’éjecter à plusieurs milliers de km/h est vain. Si le choc contre un mur d’air ne vous tue pas, les flammes d’échappement du moteur le feront.
Voici la trame. Supposons que l’une des fusées d’appoint tombe en panne. Fin du drame, vous mourrez. Ces fusées peuvent avoir deux types de défaillance. Elles peuvent exploser ; tout est dit. Ou elles peuvent s’arrêter spontanément. Si l’une cesse de fonctionner, il y aura 1 200 tonnes de poussée d’un côté luttant contre zéro tonne de l’autre. Même une fraction de seconde de ce déséquilibre enverra le navire sombrer dans l’oubli, outrepassant toute velléité du pilote le plus compétent au monde.
Supposons que l’un des trois moteurs principaux de la navette tombe en panne. Vous avez une chance de vous en sortir. Vous larguez les boosters. Puis, en utilisant la poussée des moteurs restants, vous essayez de faire pivoter la bête. Elle grogne et tremble, tel un animal vicieusement blessé. Il y a toujours ce foutu réservoir extérieur accroché dessous, qui a toute la grâce aérodynamique du Temple de Karnak. Mais il contient le carburant. Larguez-le et vos moteurs ne fonctionnent plus.
Si vous vous retrouvez dans la direction du Cap, vous vous débarrassez du réservoir extérieur et planez vers la maison. Si la bête est trop grièvement blessée pour atterrir, mais vous pouvez la ralentir jusqu’à quelques centaines de km/h avant de vous abimer dans l’eau, tout va bien. À cette vitesse, vous pouvez vous éjecter.
Mais vous avez de la chance – le lancement se passe bien. Une fois dans l’espace, vous vérifiez les tuiles. Si elles sont trop endommagées vous avez le choix entre le plan A et le plan B. Avec le plan A il ne vous reste plus qu’à espérer qu’une navette de secours vous sera envoyée à temps. Le plan B, vous êtes incinérés lors du retour.
Mais ne nous inquiétons pas pour les tuiles. Les tuiles devraient tenir le coup. Ils y consacrent sans aucun doute suffisamment de temps. Donc, une fois que vous rentrez dans l’atmosphère, la folle balade commence. Vous n’avez désormais plus de puissance, les moteurs sont inertes. Vous n’avez qu’un seul et unique essai pour atterrir. À l’origine, les plans prévoyaient deux moteurs à réaction pour vous donner suffisamment de puissance pour manœuvrer, ou peut-être tenter une deuxième approche dans le cas d’une erreur d’alignement lors de la première tentative. Mais les moteurs à réaction ont été sacrifiés sur l’autel des réductions budgétaires. Un vaisseau d’un milliard de dollars, et c’est ainsi qu’ils réduisent les coûts …
La navette commence sa rentrée dans l’atmosphère à Mach 25 soit 25 fois la vitesse du son. À 250 000 pieds (76 000 mètres), vous pouvez encore un peu contrôler les choses avec les propulseurs à réaction. À 80 000 pieds (24 000 mètres), ils se sont désactivés et vous planez. Dans le vaisseau tout est silencieux. Juste la friction de l’air et le ronronnement des ordinateurs qui communiquent entre eux. En atteignant les couches plus denses de l’atmosphère, vos gouvernes et aérofreins vous donnent un certain contrôle. Vous pouvez encore manœuvrer dans le « plan transversal » – plusieurs centaines de km au nord ou au sud par rapport à votre approche venant de l’ouest. Mais il n’y a que 15 pistes et lacs asséchés dans le monde où vous pouvez atterrir, alors ne vous trompez pas.
A 50 000 pieds (15 000 mètres) les manœuvres transversales ne sont plus possibles. Vous êtes bloqué, où que vous alliez. Maintenant vous avez de la compagnie. Les avions de chasse – « avions accompagnateurs » – vous ont repéré. Ils tournent autour de vous, fouinant autour de la coque à la recherche de dégâts. A 30 km de la piste, vous atteignez enfin une vitesse subsonique. A partir de ce moment-là vous disposez enfin de quelques options. À cette faible vitesse et à cette altitude, vous pouvez vous éjecter en toute sécurité.
À 12 000 pieds (3 600 mètres), la chute commence. Le nez incliné vers le bas, de 24 degrés par rapport à l’horizon, 30 degrés pour certains vols. Tel un bombardier en piqué. A titre de comparaison le DC-9, qui rend les phalanges du pilote blanches sur les vols commerciaux, fait son approche à trois degrés. A trente secondes du contact avec le sol, vous pouvez remonter le nez. Vous avez maintenant une et une seule chance d’abaisser le train d’atterrissage. Pas le temps de le déployer manuellement. Si le train ne se verrouille pas, c’en est fini de la navette. Les avions de chasse descendent vers la piste avec vous, scrutant chacun de vos mouvements. Ils surveillent le train d’atterrissage. Est-il bien verrouillé ? Si non, les pilotes de chasse ont quelques secondes pour vous conseiller de vous éjecter.
Encore quelques secondes. Le terrain n’apparait pas, un farceur de l’Enfer vous le jette au visage. Contact ! A 350 km/h j’espère que la gomme de ces pneus n’a pas trop souffert de son bain glacial dans l’espace et ne vont pas éclater. Bam ! Vous rebondissez, vous faites une longue course et vous vous arrêtez.
C’est une bonne chose que vous n’ayez pas eu à vous éjecter. Seule Columbia aura des sièges éjectables. « Toute la philosophie de la navette repose sur le fait qu’elle est l’équivalent d’un avion de ligne commercial », explique Day. « Vous testez tout comme un fou, mais une fois que c’est fait, vous tentez votre chance. »
Maintenant, vérifions. Le fuselage est-il intact ? Mieux vaudrait qu’il le soit. La NASA prétend qu’elle va vérifier ce vaisseau et le faire repartir dans l’espace d’ici deux semaines – seulement 96 de ces heures seront consacrées à la remise en état. Est-ce que tout ce stress – un stress qui aurait transformé n’importe quelle autre machine volante en une épave – a provoqué le décollement de toutes vos tuiles ? Espérons que non. Le plan de réduction des coûts indique que la NASA ne devrait avoir à remplacer que 1,4% d’entre elles après chaque vol. C’est indiqué juste ici, dans le plan de réduction des coûts, juste sous la lettre « C » – « Commuting to space ». (Faire la navette entre la Terre et l’espace)
Le texte original en anglais : Beam us out of this deathtrap, Scotty !