Charles Sadron (1902-1993) est un éminent physicien français. Après sa thèse il obtient une bourse Rockefeller qui lui permet de partir travailler un an aux Etats-Unis dans le laboratoire du professeur Théodore von Kármán* au California Institute of Technology de Pasadena, un des plus grands laboratoires spécialisés en mécanique des fluides.
Ce dernier lui propose même de rester aux USA et de travailler avec lui, mais il préfère rentrer en France. Charles Sadron fait figure d’exception, en effet, à cette époque peu de physiciens français suivent une formation complémentaire à l’étranger (…)
Résistant, il est arrêté par la Gestapo le 25 novembre 1943 à Clermont-Ferrand, où s’était repliée l’Université de Strasbourg, et est emprisonné pendant quelques semaines en France, avant d’être déporté en Allemagne au camp de Buchenwald.
Il sera ensuite transféré, ainsi que tous les prisonniers qualifiés, au camp de Dora-Mittelbau qui « fournit » à l’usine souterraine de production des V2, « Mittelwerk » près de Nordhausen, de la main d’œuvre.** Il y restera de février 1944 à avril 1945 sous le matricule 42.013.
Lorsque Wernher von Braun apprend la présence de Charles Sadron, il souhaite le rencontrer. Au cours de leur unique entretien, en français, qui se déroule dans un des ateliers de « Mittelwerk », il lui fait part de sa sympathie et lui exprime ses regrets de le voir traité de la sorte, dans un tel état de misère. Il lui demande même s’il veut venir travailler dans son laboratoire à Peenemünde. Sadron refuse brutalement. Accepter serait une trahison, de plus il ne veut pas être mieux traité que ses compagnons d’infortune. Von Braun lui présente ses excuses et sourit en s’éloignant.
En 1947, Charles Sadron dans ses mémoires *** décrit von Braun comme un homme jeune, d’apparence très germanique, qui parle parfaitement le français. Il précise par ailleurs qu’il a eu vis à vis de lui une attitude presque généreuse, et s’est adressé à lui en termes courtois et mesurés.
Dans une lettre à Albin Sawatzki, le directeur de la planification de « Mittelwerk », von Braun intervient en faveur de Charles Sadron, demandant à ce qu’il puisse porter des vêtements civils, et que ses conditions de détention soient améliorées. En vain ! Ce qui prouve de la meilleure manière, qu’il n’avait strictement aucune influence sur la condition des détenus.
Charles Sadron et quelques élus seront tout de même autorisés à recevoir des colis. Il décrit partiellement le contenu du gros paquet reçu début avril 1944. Boîtes de sardines, paquets de biscottes, boîtes de gâteaux secs, un miroir, de l’eau de Cologne, des vêtements, des cigarettes « Gauloises ». Le slogan inscrit sur les paquets de Gauloises était « liberté toujours ».
Il serait naïf de croire que seules des considérations humanitaires soient à l’origine de ces démarches. La production en série du missile V2 exige du personnel qualifié, il faut donc le « préserver ».
Charles Sadron travaillera dans l’atelier le plus « pointu » de l’usine souterraine, celui du Contrôle Qualité, dans la galerie transversale 28. En compagnie d’ingénieurs allemands il s’occupe notamment du système de guidage du V2 (Mischgerät).
Il n’en demeure pas moins que von Braun s’est très certainement identifié à un collègue physicien comme lui, dont la situation a dû le troubler.
* En 1936 von Kármán a été l’un des co-fondateur de la société Aérojet et du désormais célébrissime Jet Propulsion Laboratory.
** Il faut savoir que la plupart des grandes entreprises allemandes ont à un moment ou à un autre eu recours, même si très réticentes au départ, à l’utilisation de main d’œuvre issue des camps de concentration. Dès 1937, les SS avaient déjà commencé, à très petite échelle, à exploiter les détenus des camps en tant que travailleurs forcés en créant des ateliers au sein même des camps de concentration.
Ils n’ont rien inventé, c’est une méthode classique de l’Antiquité et des pays coloniaux: utiliser des esclaves et des travailleurs étrangers dénués de droits. La pénurie de main-d’œuvre s’accroissant au fil de la guerre, elles y eurent de plus en plus recours. Les SS facturaient aux entreprises 4 Reichsmarks (RM) par jour pour un ouvrier et 6 RM pour un ouvrier qualifié.
*** « De l’Université aux camps de concentration : témoignages strasbourgeois » Edition originale 1947 – La 4ème édition date de 1996. (Le bouleversant témoignage de Charles Sadron est contenu dans les pages 177 à 231 : « A l’usine de Dora »)
Il convient de préciser que sur les 26 500 victimes de Mittelbau-Dora, dont plus de 1 700 ont été tuées lors du bombardement de Nordhausen par les alliés les 3 et 4 avril 1945, et 11 000 ont succombé lors de l’évacuation du camp les jours suivants.
La très grande majorité a trouvé la mort pendant la phase d’agrandissement et d’aménagement de l’usine souterraine, qui passe en deux mois d’une superficie de 97 400 à plus de 112 000 m², et non pendant l’assemblage des missiles.
Or l’équipe de Peenemünde était responsable de l’assemblage et non pas de la construction et du choix du site. Il est bien évident que s’il avait pu choisir, Wernher von Braun aurait préféré que la A4 soit assemblée par des techniciens « civils » germanophones, qualifiés et fiables (…)
Plus de 200 prisonniers, accusés de sabotage, ce qui comprenait le fait de mentir sur ses qualifications, furent pendus en public. Le degré de qualification ayant un lien très étroit avec le traitement subi. Bien évidemment, plus un travailleur était qualifié plus il avait de privilèges.
Lorsqu’à l’automne 1944 les SS ont vent d’un complot visant à faire sauter le tunnel où sont assemblés les V2, ils torturent des centaines de prisonniers et exécutent plus de 150 soviétiques ainsi que des « Kapos » allemands, dont trois superviseurs communistes. Un prisonnier russe a été pendu pour avoir uriné sur un V2.