Un matin de février* 1944, Wernher von Braun aux commandes de son Messerschmitt Bf 108 Taifun, de couleur bleu ciel, se rend à Rastenburg, en Prusse Orientale (actuellement Kętrzyn en Pologne). Cette fois il ne s’agit pas de rencontrer Hitler dans sa « Tanière du Loup » (Wolfsschanze) mais de répondre à une convocation de Himmler qui se trouve alors non-loin de là, dans son quartier général de campagne (Schwarzschanze – Repère Noir)) près de Hochwald, plus précisément dans son train spécial (Sonderzug Steiermark.)
A ce moment là Heinrich Himmler est Reichsführer SS, maître absolu de la SS, chef suprême de toutes les polices y compris la Gestapo, et ministre de l’intérieur. [En août 1944, il deviendra en outre responsable de l’équipement militaire de l’armée de terre, commandant en chef de l’armée de terre de réserve de la Wehrmacht, (Chef der Heeresrüstung und Befehlshaber des Ersatzheers) et responsable des prisonniers de guerre de la Wehrmacht.]
Himmler s’est rendu deux fois à Peenemünde, le 11 décembre 1942, et les 28-29 juin 1943.
C’est très inquiet que Wernher von Braun se présente dans son bureau, Himmler est assis derrière une simple table de bois blanc, il est en train d’essuyer ses lorgnons avec un mouchoir, ce qui rassure un peu von Braun, d’un geste courtois il l’invite à s’assoir.
« Je me réjouis de votre présence, monsieur le Professeur, et je regrette de vous avoir arraché à vos si importants travaux.
J’espère que vous réalisez que votre fusée A4 a cessé d’être un jouet technologique, toute la nation attend impatiemment cette nouvelle arme. En ce qui vous concerne, je suppose que vous avez été lourdement handicapé par la bureaucratie de l’armée. Pourquoi ne pas rejoindre mon équipe ? Vous savez bien que j’ai l’oreille du Führer, et peux par conséquent vous promettre un soutien autrement plus efficace que celui que vous pouvez espérer de vos petits généraux obtus. »
– « Herr Reichsführer, je ne saurais imaginer meilleur chef que le général Dornberger. Les retards et difficultés que nous rencontrons actuellement sont purement techniques et ne sont pas dus à la bureaucratie. Voyez-vous, la A4 est comme une petite fleur, pour s’épanouir, elle a besoin de soleil, de la bonne quantité d’engrais et d’eau, ainsi que d’un jardinier attentionné. Je crains que vous ne vouliez lui administrer une trop grosse dose de fumier, ce qui pourrait lui être fatale. »
A ces propos, Himmler esquisse un sourire. Il n’insiste pas. Après avoir parlé de choses et d’autres sans rapport avec les fusées, Himmler congédie Wernher von Braun de manière très courtoise. Ce dernier retourne aussitôt à Peenemünde.
Himmler a profité de l’absence d’Albert Speer, en convalescence en Italie, après son hospitalisation en raison d’une sérieuse infection au genou puis d’une embolie pulmonaire qui ont bien failli lui être fatals, pour tenter une nouvelle fois de prendre le contrôle du programme des fusées en essayant d’utiliser von Braun, qui, rappelons le, avait alors le grade de Commandant (SS-Sturmbannführer) dans la Allgemeine SS (SS Générale) **
Cette tentative correspond également à la période où les problèmes techniques liés à la production en série retardent le déploiement de la A4 sur le théâtre militaire, ce qui rend Hitler fou de rage, et met l’armée, déjà en disgrâce, dans une situation encore plus inconfortable.
Depuis la mi-octobre 1943, au moins, les ingénieurs les plus en vue de Peenemünde sont surveillés par des agents de la SD (Sicherheitsdienst : service de la sécurité, les services de renseignements de la SS).
La loyauté de Wernher von Braun envers son patron, le général Dornberger, doit être soulignée, car son opportunisme, si souvent mis en avant par ses détracteurs, est ici pris en défaut.
Le piège de Himmler se referme environ un mois plus tard, le 22 mars à deux heures du matin, Wernher von Braun est arrêté par trois hommes de la Gestapo dans sa chambre à l’Inselhof, dans la petite station balnéaire de Zempin. (Klaus Riedel, Helmut Grottrüp, Magnus von Braun et Hannes Lührsen seront également arrêtés). Il restera en prison deux semaines sans contact avec les autres, avant de connaître les charges retenues contre lui. (Sabotage du programme A4).
Il sera libéré à titre provisoire pour une durée de trois mois grâce à l’intervention de Walter Dornberger, Johannes « Hans » Georg Klamroth (commandant des services de renseignements de l’armée de terre – Abwehr -) et surtout d’Albert Speer.
* Contrairement à ce que l’on peut lire dans le livre “The Rocket Team” qui indique la date du 21 février (ce qui est impossible car le carnet de vol de Wernher von Braun indique que ce jour là il revenait de Nordhausen) ou de la biographie de WvB par Bernd Ruland qui évoque le 25 (Himmler ne se trouvait pas à Hochwald), cette entrevue a dû se produire entre le 7 et le 11, le 17 et le 20, ou encore le 22 février, périodes pendant lesquelles Himmler se trouvait bien à Hochwald.
** Wernher von Braun est Commandant depuis le 28 juin 1943. Ses grades successifs sont purement honorifiques, politiques, puisqu’il n’avait aucune fonction spécifique dans cette organisation. Von Braun a été sollicité plusieurs fois indirectement, par Himmler, pour rejoindre la Allgemeine SS, ce qu’il fait finalement à contre cœur. Son adhésion débute officiellement le 1er mai 1940 comme Sous-Lieutenant (SS-Untersturmführer). Il est promu Lieutenant (SS-Obersturmführer) le 9 novembre 1941, Capitaine (SS-Hauptsturmführer) le 9 novembre 1942. Le Reichsführer SS Heinrich Himmler tenait à incorporer d’importants aristocrates, financiers, industriels et scientifiques dans l’organisation SS. Chaque nouvelle recrue qui rejoignait ainsi ses rangs se voyait attribué un grade honoraire. Est-il vraiment utile de préciser qu’il était très risqué de refuser « l’honneur » que vous faisait Himmler.
A noter : Wernher von Braun ne sera jamais promu Obersturmbannführer (Lieutenant Colonel).