Le vendredi 27 janvier 1967, à 18 h 31 heure de Floride, lors d’une simulation sur le pas de tir en condition réelle en vue de la mission Apollo 1.Virgil Grissom 41 ans, Edward White 37 ans et Roger Chaffee 32 ans, périssent asphyxiés.
Le feu s’est déclaré dans leur vaisseau spatial baigné par une atmosphère 100% oxygène, à une pression de 1103,16 hPa. Au niveau de la mer, la pression moyenne est de 1 013,25 hPa).
Ce tragique accident a stupéfait les américains, et a pris au dépourvu une NASA qui considérait ce test de routine comme non dangereux. La NASA avait anticipé des incidents dans l’espace ou lors du lancement, mais le service des relations publiques de l’agence spatiale n’avait jamais envisagé un accident mortel lors d’une simulation au sol.
Voilà qu’après neuf ans d’existence, la NASA va se trouver sous le feu nourri des médias et surtout du Congrès. L’accident fera la une de la presse écrite et sera le sujet principal des radios et journaux télévisés.
Bien que la NASA désigne aussitôt une commission d’enquête, qui créera 21 groupes de travail impliquant pas moins de 1 500 personnes, les comités dédiés à l’espace des deux chambres du Congrès, le Sénat et la Chambre des Représentants, décident de leur côté, de lancer également leurs propres investigations…
Aussitôt après l’accident, la NASA ordonne un black-out, aucune information n’est divulguée. Il faudra attendre 1 heure et 20 minutes avant le premier communiqué, qui évoque une perte humaine, alors qu’en réalité les trois astronautes ont péri. La NASA ne révélera le décès des trois astronautes qu’à 20 h 30, soit deux heures après les faits…
Il existe une excellente raison à cette temporisation, Betty Grissom (1917-2018) était introuvable, elle faisait des courses, et la NASA ne voulait pas qu’elle apprenne la mort de son mari à la radio… 45 minutes après avoir « localisé » Betty Grissom toute l’horrible vérité fut enfin dévoilée…
Tout le monde avait encore en mémoire la manière dont Faith Freeman avait appris la mort de son mari Theodore, tué dans le crash de son T-38 ; par un « journaliste » qui s’était présenté à son domicile. Il était hors de question que cela se reproduise !
Il n’empêche que l’annonce tardive de la NASA, pour protéger les familles, suscitera la suspicion et donnera l’impression que la NASA veut cacher quelque chose. Dès lors les médias auront une posture de défiance essayant de trouver l’information où ils le peuvent, ouvrant la porte aux plus folles rumeurs…
La NASA fit également preuve d’une incroyable maladresse en donnant des informations contradictoires ; le soir même, le général Samuel Phillips (1921-1990), directeur du programme Apollo précisa que le vaisseau spatial fonctionnait sur son propre système d’alimentation, le jour suivant des officiels du « Cap Kennedy » assurèrent que le vaisseau était branché sur une source d’énergie externe.
Bien que ce détail n’ait aucun lien avec l’accident, les observateurs en conclurent une fois de plus que la NASA voulait cacher quelque chose, ou ne savait pas très bien ce qu’elle faisait…
La NASA déclara également que les astronautes avaient péri assis dans leurs sièges sans avoir eu le temps de dire quoi que ce soit, une mort instantanée…
Puis le lendemain avoua que les derniers mots prononcés par un astronaute non identifié sont : « Feu dans le vaisseau spatial ». Or quatre jours après la tragédie, le 31 janvier 1967, le New York Times sous la plume de l’excellent journaliste John Noble Wilford (1933- ), publie un article qui vient contredire cette affirmation. Deux astronautes se sont détachés et ont essayé d’ouvrir l’écoutille, par ailleurs la dernière supplique prononcée est : « Nous brûlons, sortez-nous de là ! », puis des râles.
En réalité il s’est écoulé 16 longues secondes entre la première annonce faisant état d’un feu dans le cockpit et le décès des astronautes, après plusieurs appels à l’aide.
Contrairement à ce qu’a prétendu initialement la NASA, les trois astronautes se sont vus mourir. Cet article parait le jour même des funérailles des trois astronautes.
Pourtant, ne pas révéler ce genre de détails sordides était de toute évidence destiné à protéger les familles, la NASA a certainement cru bien faire.
Le soir de l’accident, l’administrateur de la NASA James Webb (1906-1992) rencontre le président des Etats-Unis, Lyndon Johnson (1908-1973) pour le convaincre de laisser l’agence spatiale constituer sa propre commission d’enquête, cela permettrait selon lui, de prendre les mesures correctives au fur et à mesure de l’évolution des investigations, et gagner ainsi un temps précieux.
Ce faisant la NASA fut de nouveau vivement critiquée, n’y a-t-il pas là un fâcheux conflit d’intérêt ? Aussitôt la commission d’enquête dirigée par Floyd Thompson (1898-1976), le Directeur du Langley Research Center, constituée, la NASA ordonna de nouveau un black-out total sur les informations concernant l’accident, ce, jusqu’à la conclusion de l’enquête.
A nouveau les médias et le public s’interrogèrent : la vérité sera-t-elle jamais connue ? Les conclusions de l’enquête seront-elles dignes de foi ? Comment peut-on s’attendre à une enquête impartiale lorsque l’on est à la fois juge et partie ?
Sous la pression des médias et du Congrès la NASA finit par obtempérer et donner des informations, notamment en autorisant un seul journaliste spécialisé, George F. Alexander (1934- ) d’Aviation Week, à observer le vaisseau spatial carbonisé, qui sera désassemblé en 1 261 « morceaux » dont on prendra 3 400 photos.
On y trouvera une douille oubliée par un technicien. La NASA fut également sommée de transmettre les informations au fur et à mesure du déroulement de l’enquête. Lors de leur rencontre du 27 janvier, James Webb avait promis au président Johnson, de fournir à la Maison-Blanche et aux Comités du Sénat et de la Chambre des Représentants qui valident le budget de l’agence spatiale, un rapport hebdomadaire sur le déroulement de l’enquête…
Alors que la commission d’enquête diligentée par le Sénat et présidée par le sénateur démocrate du Nouveau-Mexique, Clinton Anderson (1895-1975) avance dans ses investigations, elle convoque les responsables de la NASA pour audition. La Chambre des Représentants quant à elle attendra les conclusions de la commission d’enquête de la NASA pour commencer ses premières auditions…
La commission du Sénat découvre que North American Aviation (NAA) et la NASA sont coupable de très graves négligences. Ainsi en 1965 Samuel Phillips, le directeur du programme Apollo avait demandé un audit du contractant principal du vaisseau spatial Apollo. Le rapport fut extrêmement critique envers ce dernier puisqu’il était même envisagé de le remplacer. Phillips envoya au président de la société, John Leland « Lee » Atwood (1904-1999), une lettre au ton incendiaire (!) à laquelle il ne joignit pas moins de 20 pages de doléances.
Il faut savoir que les contrats de North American représentent à ce moment-là environ 25% du budget de la NASA (vaisseau spatial Apollo, deuxième étage de la Saturn V, et à travers sa filiale Rocketdyne, les moteurs H1, J2, F1…).
North American qui espérait également décrocher le contrat du LM fut extrêmement remontée lorsqu’il fut attribué à Grumman. 60% du chiffre d’affaire annuel de NAA provient de contrats avec la NASA, soit quelque 110 millions de dollars par mois. (828 millions en dollars constants.)
Lors d’une audition devant le Sénat, le 27 février, le Représentant démocrate du 20e district de l’état de New-York, William F. Ryan (1922-1972) et le sénateur démocrate du Minnesota, Walter Mondale (1928- ) évoquèrent ce « rapport Phillips » ; les responsables de la NASA firent la grossière erreur de nier l’existence de ce document. C’est le journaliste scientifique d’ABC, Jules Bergman (1929-1987), qui informa Mondale de l’existence de ce document…
Interrogé et mis en demeure, Atwood répondit de manière très évasive, il finit par concéder qu’il en avait entendu parler mais qu’il n’en avait jamais eu une copie entre les mains. Un mensonge éhonté. James Webb et George Mueller (1918-2015) l’administrateur adjoint du Bureau des vols spatiaux habités, nièrent également d’avoir jamais eu connaissance de ce rapport. Pire John Atwood et la NASA tentèrent d’escamoter toutes les copies du document.
Entre temps, le 31 mars la commission termine son enquête, le 5 avril, le « Apollo 204 Review Board » remet son rapport à l’administrateur de la NASA, James Webb, et le 9 avril 1967, il est transmis au Congrès et aux médias.
Un rapport de 3 000 pages divisé en 13 parties.
Le 11 avril la Commission sur la Science et l’Astronautique de la chambre des représentants (House Committee on Science and Astronautics) présidée par Olin Teague (1910-1981), Représentant du 6e district du Texas, ardent supporter du programme spatial, commence ses auditions.
Des auditions au cours desquelles un certain Donald Rumsfeld (1932 – ) Représentant républicain du 13e district de l’Illinois se montra particulièrement acerbe envers James Webb, Robert Seamans (1918-2008) l’administrateur adjoint de la NASA, et Maxime Faget (1921-2004) directeur du bureau Etude et Développement du Centre des Vaisseaux Spatiaux Habités (Manned Spacecraft Center) près de Houston au Texas. Rumsfeld critiquant à son tour la composition de la commission d’enquête de la NASA : quelle crédibilité peut-on accorder aux conclusions d’ingénieurs qui enquêtent sur des problèmes dont ils sont eux-mêmes responsables ? Il ne s’agit que d’une vaste mascarade !
Une deuxième circonstance troublante fut également révélée… Lors de l’appel d’offre pour le développement du vaisseau spatial Apollo, la proposition de la firme Martin-Marietta avait été jugée techniquement supérieure à celle de North American Aviation, et pourtant au final Webb, Hugh Dryden (1898-1965) alors administrateur adjoint de la NASA, et Seamans alors administrateur associé, choisiront de ne pas suivre les recommandations de la commission ad hoc (source evaluation board), et retiendront NAA. La raison invoquée est que Martin-Marietta n’avait pas d’expérience récente dans la construction d’avions.
Pourtant, là encore, Webb a menti devant le congrès, en prétendant que NAA avait fait la meilleur offre… On découvrira plus tard que Webb avait des accointances avec le sénateur de l’Oklahoma James Kerr (1896-1963), qui depuis 1961 préside le Comité du sénat sur l’Aéronautique et les Sciences Spatiales (United States Senate Committee on Aeronautical and Space Sciences).
Ce dernier avait lui-même d’influents amis, les très controversés Robert Baker (1928-2017) secrétaire et conseiller du Président Johnson, et Fred Black (1913-1993) conseiller de Johnson et accessoirement le responsable d’un groupe de pression (lobbyiste) travaillant pour North American, qui le payait la bagatelle de 14 000 dollars par mois… (118 000 USD en monnaie constante). Le parcours de ces deux personnages est extrêmement intéressant mais n’entre pas dans le cadre de notre propos.
Webb qui fut notamment sous-secrétaire d’état sous la présidence de Harry Truman (1884-1972) a travaillé en tant que directeur pour la compagnie pétrolière créée par James Kerr, la Kerr-McGee Oil Industries, Incorporated, et avait gagné beaucoup d’argent en faisant de fructueux investissements, il avait également travaillé pour McDonnell Aircraft le contractant principal des vaisseaux Mercury et Gemini.
Une enquête révélera que James Webb était millionnaire. Son nom comme administrateur de la NASA fut suggéré par Kerr lui-même lorsqu’il fallut remplacer Keith Glennan (1905-1995) après l’élection de John Kennedy (1917-1963).
Rien ne put jamais être prouvé, et rien ne fut retenu contre James Webb concernant la manière dont NAA avait obtenu le contrat, car on retrouva effectivement dans le dossier d’évaluation une note répertoriant les avions construits par les deux sociétés… Cela dit, qui aurait pu rivaliser avec le constructeur du fabuleux X-15 ?
Toujours est-il que l’offre originale de NAA prévoyait en 1961 que le vaisseau spatial Apollo (CSM pour Command and Service Module) serait prêt début 1964 pour la somme de 400 millions de dollars de l’époque, et que l’étage de la Saturn V serait construit pour 140 millions de dollars.
18 mois plus tard le coût du vaisseau est passé à 1 milliard de dollars et sa livraison reportée à la fin de l’année 1964… En 1963 NAA dû admettre que ses prévisions étaient irréalistes, le programme prenait deux semaines de retard tous les mois… En 1965 les relations entre la NASA et NAA se sont extrêmement dégradées. La NASA estimera que le S-II a coûté 1 656 600 000 dollars et le vaisseau spatial Apollo 3 645 6000 000 dollars. Respectivement 12 fois et 9 fois plus que prévu !
Entre temps, James Webb et Samuel Phillips tentèrent de persuader Olin Teague, le président du Committee of Science and Astronautics de la Chambre des Représentants d’empêcher de rendre ledit « rapport Phillips » public.
Le 30 avril, William Ryan qui a pu se procurer une copie du rapport, tient une conférence de presse et le rend public.
Le 9 mai lorsque le sénateur Mondale repose la question sur l’existence d’un rapport Phillips, les responsables de la NASA ne purent qu’admettre qu’en effet Phillips avait critiqué la manière de travailler de North American Aviation en 1965, mais arguèrent pour leur défense qu’il n’avait rédigé aucun rapport, il n’avait fait qu’envoyer une lettre à John « Lee » Atwood à laquelle il avait joint quelques pages de remarques.
Walter Mondale dénonça alors une vile manœuvre et une « valse sémantique » quelque peu déplacée. Peu importe que Phillips appelle ses commentaires « rapport », « document » ou « lettre ». Phillips continua à nier le fait qu’il ait produit un rapport.
James Webb tenta de prendre fait et cause pour le directeur du programme Apollo en essayant de faire une distinction légale entre rapport et note et sur le fait qu’une société n’a pas l’obligation de rendre public des documents sur lesquels figurent des informations confidentielles.
Ni le Congrès ni la presse ne furent dupe de cette maladroite et désespérée stratégie de défense. Dès lors l’acronyme de NASA devint dans les médias Never A Straight Answer (jamais une réponse franche).
Tous ces mensonges ternirent l’image de Webb et de la NASA. Essayant de faire oublier « l’incendie», l’agence spatiale multiplia les annonces concernant le prochain vol Apollo début 1968 et une tentative d’atterrissage sur la Lune dès 1969.
Le New York Times blâma la NASA pour ses faux-fuyants, et mit en cause sa compétence pour diriger et superviser un programme aussi complexe qu’Apollo. Certains demandèrent même la constitution d’une commission d’enquête présidentielle pour évaluer la NASA. Le Représentant républicain du 3e district de l’Iowa Harold Gross (1899-1987) suggéra de virer Webb.
Frank Borman membre de la commission d’enquête représentant les astronautes (le premier choix fut Walter Schirra.) fit des dépositions décisives, le message est très clair, les astronautes font confiance à la NASA, alors pourquoi pas le Congrès ?
Les conclusions de la commission d’enquête de la NASA rejettent la faute principalement sur North American Aviation, la société ne s’en remettra pas et est rapidement absorbée par la Rockwell Standard Corporation qui propose le rachat avant même la publication du rapport d’enquête, le cours des actions ayant dégringolé, NAA est au bord de la faillite.
Les causes exactes de l’incendie ne furent jamais découvertes, uniquement les facteurs aggravants… NAA eut même l’indélicatesse de sous-entendre que c’est peut-être Virgil Grissom qui aurait malencontreusement piétiné les fils électriques sous son siège, dénudant l’un d’eux… La réputation de la NASA fut également durablement entachée, non pas à cause de l’accident, mais en raison de la manière dont la crise fut gérée… Depuis, l’historiographie du programme Apollo présente cet accident comme le point de départ d’une prise de conscience, d’une remise en question, qui aurait permis au final la réussite du programme Apollo…
La « mise en conformité » du vaisseau spatial alourdira la facture de quelque 400 millions de dollars de l’époque
Il faut savoir qu’en juin-juillet 1966 la société Grumman Aerospace qui développe le module lunaire, fut l’objet d’un audit similaire, (NASA Management Review Team) dirigée par Wesley Hjornevik, directeur du service administratif du Manned Spacecraft Center. Le rapport Hjornevik tira les mêmes conclusions et fut tout aussi critique, et pour exactement les mêmes raisons, que le rapport Phillips.
Il est ironique de noter que le directeur de la Division Espace de North American Aviation, Harrison Storms (1915-1992) fut limogé et remplacé par William Bergen (1915-1987) ancien directeur de la société Martin Marietta battue par NAA pour l’obtention du contrat du CSM Apollo en 1962.
L’accident d’ Apollo 1 eut des répercussions encore plus importantes car il marque la fin de la fragile coalition politique qui a réussi à soutenir financièrement le programme Apollo depuis 1961. Les mensonges de James Webb et les soupçons de favoritisme ont terni son image et celle de la NASA, toutefois, en rejetant une grande partie des déficiences sur NAA il a permis à la NASA de s’en tirer à bon compte. Webb quittera la NASA l’année suivante…
Si la NASA avait communiqué de manière transparente, rapidement, ce tragique accident n’aurait jamais eu de telles conséquences pour sa crédibilité, car dès lors le Congrès n’accorda plus sa confiance à l’agence spatiale, et cette dernière ne fut plus à même d’obtenir le financement et les moyens dont elle prétendait avoir besoin. Cette nouvelle donne aura des conséquences à long terme, car cette période correspond très exactement au moment où la NASA doit obtenir les fonds pour le Apollo Applications Program (AAP), qui doit succéder au programme Apollo.