Le discours de John Medaris pour le vingtième anniversaire d’Explorer 1

Je vous livre ici, ma traduction du discours prononcé par le Général à la retraite, devenu Révérend, John Medaris, à l’occasion de la célébration du vingtième anniversaire du lancement du premier satellite américain, Explorer 1.

De g. à d. assis : Eberhard Rees, John Medaris, Wernher von Braun.
De g. à d. debout : Willi Mrazek, Walter Haeussermann, Ernst StuhlingerImage: US Army Aviation and Missile Command.

Il en profite allègrement pour mettre certaines choses au point, ou, comme il le dit, remettre certains événements en perspective, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas très tendre avec les dirigeants de la NASA. (J’ai ajouté entre parenthèses et en gris quelques précisions.)

Discours du Révérend John Medaris (Général, Armée Américaine, Retraité)

20ème anniversaire d’Explorer I

Huntsville – Chambre de Commerce du Comté de Madison

31 janvier 1978

M. le Président (Le président de la Chambre de Commerce), Gouverneur Wallace (George Corley Wallace, Gouverneur de l’Alabama), M. le Maire Davis (Joe William Davis maire de Huntsville de 1968 à 1988, la maire de Huntsville en poste lors du lancement d’Explorer, Robert Benjamin Searcy, est décédé en 1967), Général Guthrie (John Reiley Guthrie était le chargé de projet de l’armée, pour le lancement d’Explorer I), Général Rachmeler (Louis Rachmeler dirigeait en 1978 le MIRCOM – U.S. Army Missile Materiel Readiness Command – MIRCOM — à l’Arsenal Redstone), et tous les autres invités distingués – vous me pardonnerez de ne pas vous présenter à nouveau la table principale – amis de Huntsville :

Je remercie le Seigneur de nous avoir permis, à Mme Medaris et moi-même d’être là avec vous, en cette mémorable occasion, et d’exprimer notre affection à de vieux amis et aux habitants de cette ville.

Je n’avais qu’un objectif en tête lorsque j’ai accepté votre aimable invitation, mettre le contexte en perspective afin que le présent soit bien compris. Les faits réels, les bases qui ont permis de faire tout cela, les circonstances, ont été tellement galvaudés par la NASA qu’il est pratiquement impossible de mettre dans la bonne perspective l’origine de la Huntsville moderne.

Dans le court délai qui m’est imparti aujourd’hui, je propose de vous livrer une série de faits dans l’espoir qu’une perspective plus conforme à la réalité vous soit donnée.

L’armée de terre des Etats-Unis fut la première à croire aux fusées comme arme, et c’est le dévouement et insistance du Colonel, puis Général de Brigade Holger N. Toftoy qui a permis par l’intermédiaire de l’Opération Paperclip de sortir l’équipe des spécialistes en fusées allemande dirigée par Wernher von Braun des luttes de pouvoir et d’influence après la chute du régime nazi et leur donner un havre de travail aux Etats-Unis, au Fort Bliss.

L’armée a récupéré, protégé et expédié aux Etats-Unis des missiles V2 entiers, des tonnes de pièces détachées et de documents pour leur fabrication et leur assemblage, permettant au Dr von Braun et ses collègues de continuer leur travail.

La confiance inébranlable de l’armée dans les fusées et les missiles guidés a favorisé le transfert de l’équipe de von Braun vers une base militaire pratiquement abandonnée ici à Huntsville, c’est ainsi que tout a commencé et a rendu possible une extraordinaire série de réalisations.

L’armée a presque littéralement, supplié, emprunté de l’argent, s’est appropriée des installations, afin d’apporter son soutien à l’équipe technique de von Braun, nous permettant d’entrer dans le nouvel âge des missiles guidés ayant la capacité de délivrer des charges nucléaires. La Redstone constitue la première génération de fusées à plus longue portée, auto guidée, et portant de grosses ogives, pouvant être nucléaires. Grâce à l‘armée on fit beaucoup avec peu d’argent.  L’industrie ne voyant pas d’avenir dans ce secteur, il a pratiquement fallu menacer la société Chrysler pour qu’elle accepte de fabriquer la Redstone en série. Cela nous a permis de transférer les techniques et les capacités relatives aux missiles balistiques à guidage inertiel, utilisant des ergols liquides, des laboratoires aux usines de production. L’armée a été obligé de faire de la contrebande pour commencer la construction du premier banc d’essai qui a si bien servi pour la Redstone et la Jupiter. Je sais de quoi je parle, car c’est moi, alors à Washington, qui m’en suis occupé.

Le projet Orbiter ne fut pas retenu, et c’est à Vanguard qu’échut la mission de lancer un satellite dans le cadre de l’Année Géophysique Internationale, un projet mal conçu, onéreux et idéaliste. Il a fallu que le gouvernement américain mette la main à la poche, et pas qu’un peu, pour aider ce projet à réinventer la roue. A ce moment là, l’équipe de von Braun est officiellement déclarée « hors-jeu » de la course à l’espace. Les plus hautes instances gouvernementales nous firent savoir qu’il fallait abandonner nos velléités spatiales.

L’armée a fait tout ce qu’elle a pu pour garder un pied dans le futur, en se préservant au sein des programmes de défense prioritaires le développement puis l’exploitation sur le terrain d’un missile balistique à moyenne portée, le choix de l’armée se portera sur la fusée Jupiter. Pour ce faire et assurer le succès de l’entreprise il fallut créer une agence spéciale et lui donner des moyens uniques dans l’histoire. On m’a choisi, alors que j’étais à l’orée de prendre ma retraite, pour diriger cette agence : l’ABMA (Army Ballistic Missile Agency – Agence des missiles balistiques de l’armée de terre). C’est uniquement l’importance et le statut prioritaire de cette agence qui a permis d’entretenir une étincelle de vie au projet Orbiter, l’ultime projet visible de l’équipe von Braun à qui l’on a fermé la porte de l’espace au nez. En choisissant délibérément l’utilisation d’un lanceur multi-étage nous avons pu tester des solutions pratiques au problème du réchauffement lors de la rentrée atmosphérique, avons pu développer et tester des configurations auxquelles il ne manquait qu’un quatrième étage pour en faire un satellite. C’est à ce même matériel, utilisé plus tard pour mettre en orbite Explorer I, auquel on donna la priorité, pour être lancé de l’Atlantic Missile Range au grand dam de l’Air Force qui traînait des pieds.

En octobre 1955, lorsque je suis venu à Huntsville en avion pour la première fois, pour mettre sur pied cette nouvelle agence, j’ai eu du mal à trouver l’endroit.  Les balises vertes et blanches de l’aéroport de Huntsville clignotaient dans un océan d’obscurité. A 22 heures cette nuit là, la plupart des lumières de la petite ville, qu’était alors Huntsville, étaient très faibles ou éteintes. Les chiffres annonçaient une population de 17 000 âmes, mais cela n’avait pas l’air d’être le cas. La ville ne se préoccupait guère de l’Arsenal et la voie Jordan (la Jordan Lane était alors la route d’accès principale à l’Arsenal Redstone qui est situé au sud-ouest de Huntsville) était alors à l’abandon, mais prête à devenir une artère principale permettant le développement rapide de la base militaire.

Le rappel historique de Jim est correct, mais quelque part, la reconnaissance de l’énorme influx psychologique et novateur qui a permis de réaliser tout cela a été perdu. Je leur disais ce dont nous avions besoin, mais pour l’obtenir j’ai dû supplier, contraindre, flatter, et menacer. L’expansion ne peut se faire sans annexion sans expropriation, et pour ce faire, l’unanimité était essentielle. Un jeune conseiller municipal, fraîchement élu, avait promis de ne jamais approuver une « annexion » sans avoir organisé de référendum. Après une série de réunions, reconnaissant que c’était nécessaire et inévitable, c’est en larmes qu’il finit par accepter, au prix de renier sa parole. Un saut à Montgomery, devant la législature de l’état et l’acte était entériné. Les limites de Huntsville furent considérablement élargies (de plus de 40% pendant cette période), permettant la construction d’un réseau d’eau potable et d’un réseau d’égouts. Cette coopération a permis le développement sans heurts de notre activité. La population de Huntsville s’est accrue, mais certains devaient faire plus de 80 km pour se loger. Les banquiers ne nous ont pas crus, la FHA (Federal Housing Administration – Administration fédérale du logement) très avare, a été extrêmement réticente à financer de nouveaux projets immobiliers. L’armée pensait que j’étais fou et vaniteux, mais fit tout de même de son mieux pour m’épauler car notre mission était une priorité nationale.

Quelques mois avant Explorer I, je me suis entretenu avec les responsables de la Chambre de Commerce du comté de Huntsville-Madison et leur prédît que dans dix ans, en 1967, la ville compterait 100 000 habitants. J’ai bien cru qu’ils allaient me jeter dehors ou appeler les hommes en blanc pour m’enfermer. Il se trouve que la population de Huntsville a atteint ce chiffre en 1963, quatre ans plus tôt !

Lorsque je vois une phrase affirmant, « le Centre Spatial Marshall est présent depuis le début », je suis obligé de m’étonner, de quel début s’agit-il ? Le MSFC n’est vraiment opérationnel que depuis le milieu des années 60, sa naissance fut le résultat d’une césarienne effectuée sur le ventre de l‘armée. A ce moment-là des satellites Explorer (au nombre de 6) ont déjà été mis en orbite et des sondes (Pionner 3 et 4) envoyées dans l’espace. Toute une série d’engins spatiaux ont été lancés par des variantes de la fusée Jupiter, la série des Juno et des Jupiter C. De même, à ce moment là, Huntsville comptait déjà plus de 70 000 habitants, un chiffre en constante augmentation. Un prototype grandeur nature de la Saturne I, était en cours de réalisation et la fabrication de cette version sur le point de commencer. La fiabilité des fusées Redstone et Jupiter fut également axiomatique, le choix d’utiliser la Redstone pour faire d’Alan Shepard le premier américain dans l’espace ne fut pas seulement logique, mais inévitable.

Wernher von Braun, mon loyal subordonné est devenu un ami très cher. En plusieurs occasions il m’a confié qu’il aimerait avoir à nouveau l’armée au-dessus et en face de lui, afin qu’elle gère les interférences et règle certains problèmes administratifs et politiques à sa place. Loin de moins l’idée de vouloir m’attribuer la gloire due à Wernher von Braun et sa loyale équipe de scientifiques et d’ingénieurs, pour leur imagination technique, leur courage à innover, et leur confiance, qui les a toujours poussé à avancer, à la pointe de la technologie. Mais je souhaite rappeler aux historiens de Huntsville que c’est l’armée qui a transformé cette cité, uniquement connue pour son coton et son cresson, pour en faire la capitale spatiale des Etats-Unis. Du point de vue des traitements et salaires, les fiches de paie de l’armée ont toujours été bien plus nombreuses que celles de la NASA dont le manque de cran et d’imagination de ceux qui la dirigent, nous a conduit dans cette décennie de non-réalisations spatiales, et ce n’est que grâce au Seigneur tout puissant, que nous, en tant que nation, éviterons les pièges que nous tendent les couards, les faibles et les égocentriques, afin que nous retrouvions les conditions pour aller de l’avant.

Pourquoi explorer l’espace ? La réponse de Ernst Stuhlinger à Soeur Marie Jucunda

Voici une traduction très libre, en français, par votre serviteur, de la formidable lettre du Docteur Ernst Stuhlinger (19 décembre 1913 – 25 mai 2008), membre éminent de la Rocket Team de Wernher von Braun, datée du 6 mai 1970, en réponse au courrier d‘une religieuse, Sœur Marie Jucunda, qui consacrait sa vie à venir en aide aux enfants souffrant de la faim, à ce moment-là elle se trouvait à Kabwe, en Zambie.

Elle demandait en substance à Ernst Stuhlinger, qui était alors le Directeur scientifique du centre de vol spatial Marshall : « Comment justifier la dépense de milliards de dollars pour aller dans l’espace, compte tenu de la misère sur Terre ? »

Chère Sœur Marie Jucunda,

Votre missive fait partie des nombreuses lettres que je reçois chaque jour, mais la vôtre m’a touché beaucoup plus intensément que toutes les autres car elle émane de toute évidence des profondeurs d’un esprit curieux et d’un cœur compatissant.

J’essaierai de répondre à votre question du mieux que je peux.

Mais tout d’abord, je souhaiterais vous exprimer ma grande admiration, ainsi qu’à toutes vos courageuses sœurs. Consacrer sa vie aux plus nécessiteux est la plus noble des causes humaines qui soit.

Vous demandez dans votre lettre comment je peux vouloir que l’on dépense des milliards de dollars pour un voyage sur Mars, alors que tant d’enfants meurent de faim sur Terre.

Je sais que vous ne vous attendez certainement pas à une réponse du genre  « Oh, je ne savais pas qu’il y a des enfants qui meurent de faim, mais à partir de maintenant je laisse tomber la recherche spatiale, jusqu’à ce que l’humanité ait résolu ce problème ! ».

Bien au contraire, je savais que des enfants meurent de faim bien avant de croire qu’un voyage sur la planète Mars est techniquement possible. Cependant je suis persuadé, comme beaucoup de mes amis, que voyager sur la Lune, sur Mars et d’autres planètes est un projet que nous devrions entreprendre maintenant, et je suis convaincu qu’un tel projet contribuera, à long terme, à trouver des solutions aux graves problème que nous rencontrons ici sur Terre, et ce, bien plus efficacement que beaucoup d’autres programmes d’aide, proposés et votés année après année, si lents à produire des résultats tangibles.

Avant d’essayer de vous décrire plus précisément comment notre programme spatial contribue à apporter des solutions à nos problèmes terrestres, j’aimerais vous relater brièvement une histoire vraie, pour illustrer mon propos :

Il y a environ 400 ans, dans une petite ville d’Allemagne, vivait un Comte ( NdT : Comte Moritz von Nassau), le plus bienveillant qu’il puisse exister, puisqu’il donnait une grande partie de ses revenus aux pauvres de sa ville.

Une attitude bien évidemment très appréciée, compte tenu de la pauvreté répandue au Moyen-Âge, et des épidémies de peste récurrentes qui  ravageaient le pays. Un jour, le Comte fit la connaissance d’un homme étrange, qui possédait un établi et un petit laboratoire dans sa maison, il travaillait dur le jour pour pouvoir s’offrir quelques heures de recherche le soir dans son laboratoire. Il fabriquait de petites lentilles à partir de morceaux de verre, les assemblait dans des tubes, qu’il utilisait pour regarder de petits objets.

Le Comte était particulièrement impressionné par les minuscules créatures que l’on pouvait observer avec un tel agrandissement, et qu’il n’avait jamais vues auparavant. Il invita l’homme à déménager son laboratoire dans son château, l’intégra dans son personnel en lui donnant le statut d’employé spécial, afin qu’il puisse se consacrer au développement et au perfectionnement de ses gadgets optiques à plein temps.

Les villageois se mirent en colère quand ils apprirent que le Comte gaspillait son argent , comme ils le pensaient, dans un projet sans intérêt. « Nous souffrons de la peste », disaient-ils, « pendant qu’il paye cet homme pour ses passions inutiles ! ». Mais le Comte resta ferme. « Je vous donne tout ce que je peux, » dit-il, « mais j’aiderai également cet homme et son travail, car je sais qu’un jour quelque chose de bien en sortira ! ».

Et en effet, quelque chose de très bien résulta de ce travail, ainsi que de travaux similaires faits par d’autres ailleurs dans le monde : le microscope.

Il est bien connu que le microscope a contribué plus que n’importe quelle autre invention aux progrès de la médecine, et que l’éradication de la peste et de bien d’autres maladies contagieuses est largement dû aux études que seul l’invention du microscope a pu rendre possible.

Le Comte, en dépensant une partie de son argent pour la recherche et la découverte, contribua bien plus à la diminution des souffrances humaines, qu’il n’aurait pu le faire en donnant l’intégralité de son argent aux plus démunis de ces concitoyens.

La situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est en tout point similaire à bien des égards.

Le président des États-Unis dépense environ 200 milliards de dollars de son budget annuel pour la santé, l’éducation, la rénovation urbaine, les autoroutes, le transport, l’aide étrangère, la défense, la préservation de l’environnement, la science, l’agriculture etc…

Cette année, environ 1,6 % de ce budget national est alloué à l’exploration spatiale. Le programme spatial inclut le projet Apollo, et beaucoup d’autres projets plus modestes dédiés à la physique, l’astronomie, la biologie, à des projets planétaires, des projets de ressources de la Terre, d’ingénierie spatiale.

Afin de rendre ces dépenses pour le programme spatial possible, chaque américain, dont le  revenu annuel moyen s’élève à 10 000 $ donne environ 30 $ par an pour l’espace. Il utilise les 9 970 $, restants pour sa subsistance, ses loisirs, son épargne, ses autres impôts, et toutes ses autres dépenses.

Vous demanderez probablement : « Pourquoi ne prélevez-vous pas cinq, trois ou un dollar de ces 30 $ alloués pour l’espace et ne les envoyez-vous pas aux enfants qui meurent de faim ? ». Pour répondre à cette question, je dois rappeler brièvement comment fonctionne l’économie de ce pays.

La situation est très similaire dans d’autres pays. Le gouvernement est composé par un certain nombre de ministères (intérieur, justice, santé, éducation, culture,  transport, défense etc…) et d’administrations (National Science Foundation, National Aeronautics and Space Administration, etc.).

Tous préparent leurs budgets annuellement en fonction des missions qui leur ont été assignées, et tous doivent soumettre leur budget à l’examen très sévère des représentants du Congrès, qui eux même ont pour instruction de réaliser un maximum d’économies par le Bureau du Budget et par le Président. Une fois le budget voté par le Congrès, les fonds débloqués ne peuvent être dépensés que pour les projets spécifiés et approuvés dans ledit budget, et pas pour autre chose.

Ainsi le budget de la NASA ne peut concerner que des projets directement liés à l’aéronautique et à l’espace. Si ce budget n’est pas approuvé par le Congrès, les fonds non alloués ne sont en aucun cas disponibles pour autre chose ; ils ne sont tout simplement pas prélevés aux contribuables, sauf si un autre budget a obtenu l’accord pour une augmentation spécifique, ce qui absorbe alors les fonds non dépensés pour l’espace.

Vous réalisez après ce bref exposé que l’aide aux enfants mourant de faim, ou plus exactement l’aide supplémentaire, qui viendrait s’ajouter à la contribution des États-Unis d’Amérique pour cette très noble cause sous la forme de l’aide à l’étranger, ne peut être débloquée, que si et seulement si le ministère concerné soumet une demande de budget à cet effet, et bien évidemment si cette demande est ensuite entérinée par le Congrès.

Vous pourriez maintenant demander si je serais personnellement en faveur d’une telle décision venant du gouvernement. La réponse est un oui inconditionnel. Cela ne me dérangerait pas du tout si mes impôts annuels étaient augmentés d’un certain montant dans le but de nourrir des enfants mourant de faim, quel que soit l’endroit où ils vivent.

Je sais que nombre de mes amis pensent la même chose. Cependant, nous ne pourrions pas réaliser un tel programme en arrêtant simplement de faire des projets pour des voyages sur Mars.

Au contraire, je suis persuadé qu’en travaillant pour le programme spatial je suis à même de contribuer à l’atténuation ou à la résolution de graves problèmes, tels que la pauvreté et la faim sur Terre.

À l’origine du problème de la faim sur Terre on trouve deux causes : la production de nourriture et la distribution de la nourriture. La production de nourriture par l’agriculture, l’élevage, la pêche, et d’autres opérations à grande échelle est efficace dans certaines parties du monde, mais extrêmement déficiente dans beaucoup d’autres.

Par exemple, de grandes étendues de terres pourraient être bien mieux utilisées si des méthodes efficaces étaient appliquées, comme contrôler l’irrigation, utiliser des engrais, utiliser les prévisions météorologiques, calculer la fertilité des sols, déterminer le moment idéal pour planter, évaluer les terres en fonction de leur aptitude à une utilisation donnée, optimiser les techniques de plantation, calculer la durée idéale des cultures, mettre en place la planification des récoltes…

Le meilleur outil pour l’amélioration de toutes ces fonctions est, sans aucun doute, le satellite artificiel. En orbite autour du globe à une très haute altitude, il peut survoler de grandes étendues géographiques en un temps très court ; il peut observer et mesurer une grande variété de paramètres indiquant l’état et la condition des cultures, du sol, évaluer le degré de sécheresse, prévoir les précipitations, mesurer la couverture de neige, etc..

Toutes ces informations sont communiquées à des stations au sol afin que soient prises les mesures appropriées. Il a été estimé que même un modeste réseau de satellites, déployé dans le cadre d’un programme mondial d’amélioration de l’agriculture, permettrait d’augmenter les récoltes annuelles d’une valeur équivalente à plusieurs milliards de dollars.

La distribution de nourriture à ceux qui en ont besoin est un problème complètement différent. Le problème n’est pas tellement lié au volume à manipuler, mais à un problème de coopération internationale. Les dirigeants d’une petite nation peuvent se sentir très mal à l’aise devant la perspective de recevoir de grandes quantités de nourriture envoyées par une grande nation, simplement parce qu’ils craignent que ces dons seront liés à un risque d’ingérence et une perte d’autonomie.

J’ai bien peur qu’une action efficace contre la faim, ne soit pas possible avant que les frontières entre les nations ne soient moins des sujets de discorde qu’elles ne le sont aujourd’hui. Je ne crois pas que les vols dans l’espace accompliront ce miracle en 24 heures. Cependant, le programme spatial est certainement l’un des agents les plus prometteurs pour contribuer à améliorer les choses.

Laissez-moi simplement vous rappeler la récente tragédie évitée de justesse par Apollo 13. Au moment de la rentrée cruciale des astronautes dans l’atmosphère, l’Union Soviétique arrêta toutes ses transmissions radio dans la bande de fréquences utilisée par la capsule  afin d’éviter toute interférence, et les navires russes se sont mis en alerte dans le Pacifique et l’Atlantique au cas où un sauvetage d’urgence s’avérait nécessaire.

Si la capsule des astronautes avait atterri près d’un navire russe, les Russes auraient sans aucun doute consacrés autant de soins et d’efforts dans leur sauvetage que s’il s’était agit de leurs cosmonautes. Si des voyageurs russes devaient jamais se trouver dans une situation d’urgence similaire, les Américains feraient sans aucun doute la même chose.

Produire plus de nourriture grâce aux satellites, mieux la distribuer grâce à des relations internationales améliorées, ne sont que deux exemples pour illustrer de quelle manière le programme spatial pourrait avoir une influence sur la vie sur Terre. J’aimerais citer deux autres exemples : le développement technologique, et l’accroissement du savoir scientifique.

La nécessité d’une extrême précision et d’une fiabilité absolue dans les composants d’un vaisseau spatial sont sans précédent dans l’histoire de l’ingénierie. Le développement de systèmes répondant à ce cahier des charges nous a donné  une opportunité unique pour trouver de nouveaux matériaux et de nouvelles méthodes, pour inventer de meilleures techniques, améliorer les procédures de construction, augmenter le temps de vie des instruments, et même pour découvrir de nouvelles lois de la nature.

Toutes ces connaissances techniques nouvellement acquises sont également applicables aux technologies non spatiales. Chaque année, environ un millier d’innovations techniques générées par le programme spatial sont appliquées à des technologies terrestres où elles permettent d’améliorer l’électroménager, l’équipement agricole, les machines à coudre et les radios, les bateaux et les avions, les prévisions météorologique et la détection des ouragans, les communications, les instruments médicaux, les ustensiles et outils de la vie de tous les jours.

Il est possible que vous vous demandiez pourquoi nous devons en premier développer un système de survie pour des astronautes allant sur la Lune avant de pouvoir construire des dispositifs pour des patients atteints de maladies cardiaques.

La réponse est simple : des progrès significatifs dans la résolution de problèmes techniques sont souvent accomplis non pas par une approche directe, mais en se fixant en premier lieu un objectif très ambitieux offrant une forte motivation dans le cadre d’un projet innovateur, stimulant les imaginations et encourageant les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, tout cela agit comme un catalyseur permettant des réactions en chaîne.

Le vol spatial joue ce rôle sans aucun doute possible. Le voyage sur Mars n’apportera pas directement de la nourriture aux personnes mourant de faim, mais il apportera tellement de nouvelles technologies et de possibilités, que les retombées de ce projet seul dépasseront plusieurs fois le coût de sa réalisation.

En plus de la nécessité d’avoir de nouvelles technologies, il existe un besoin incessant d’acquérir de nouvelles connaissances scientifiques si nous souhaitons améliorer les conditions de la vie humaine sur Terre.

Nous avons besoin de plus de connaissances en physique et en chimie, en biologie et en physiologie, et particulièrement en médecine, pour apporter des solutions à ces problèmes qui menacent la vie de l’Homme : la faim, les maladies, la contamination de la nourriture et de l’eau, la pollution de l’environnement.

Nous avons besoin que plus de jeunes hommes et de jeunes femmes choisissent des carrières scientifiques et nous avons besoin d’institutions qui soutiennent ces scientifiques, qui auront le talent et la volonté de  s’engager dans des travaux de recherche fructueux.

Des objectifs de recherche stimulants doivent voir le jour et un soutien suffisant à ces projets de recherche doit être accordé. À nouveau, le programme spatial, avec ses formidables opportunités pour l’étude extraordinaire de la Lune et des planètes, de la physique et de l’astronomie, de la biologie et de la médecine, est un catalyseur presque parfait.

Il faut insuffler la motivation pour le travail scientifique, donner l’opportunité d’observer des phénomènes incroyables dans la nature, et apporter le soutien financier indispensable pour mener à bien cet effort de recherche.

Parmi toutes les activités dirigées, contrôlées, et financées par le gouvernement américain, le programme spatial est certainement le plus visible et probablement l’activité la plus décriée, bien qu’elle ne représente que 1,6 % du budget national total, et trois millièmes (moins de un tiers de 1 %) du produit national brut.

Comme stimulant et activateur du développement de nouvelles technologies, et de la recherche en sciences, il n’a pas son pareil. Pour ces raisons, nous pouvons même dire que le programme spatial remplit aujourd’hui une fonction qui au cours des trois ou quatre derniers milliers d’années avait été le triste apanage de la guerre.

Combien de souffrances humaines pourraient être évitées si les nations, au lieu d’attiser les antagonismes en se dotant de flottes de bombardiers et de missiles, rivalisaient en se dotant de vaisseaux spatiaux voyageant vers la Lune ! Cette confrontation promet de brillantes victoires, et ne provoque pas le goût amer de la défaite pour le vaincu, qui ne rêve de rien d’autre que de revanche et de nouvelles guerres.

Bien que notre programme spatial semble nous mener toujours plus loin de la Terre et toujours plus près de la Lune, du soleil, des planètes et des étoiles, je crois qu’aucun de ces objets célestes ne recevra autant d’étude et d’attention par les scientifiques que notre Terre.

Elle deviendra une Terre meilleure, pas seulement en raison de toutes les nouvelles connaissances scientifiques et technologiques qui nous permettront d’améliorer notre vie, mais également parce que nous acquérons une connaissance beaucoup plus poussée de notre Terre, de la Vie, et de l’Homme.

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La photographie que je vous joins, montre une vue de notre Terre comme elle est apparue depuis Apollo 8, en orbite autour de la Lune lors du Noël 1968.

De tous les formidables résultats du programme spatial obtenus jusqu’à présent, cette photo pourrait bien être le plus important. Elle nous fait réaliser que la Terre est une île magnifique, la plus précieuse que nous ayons, et qu’hormis la fine surface de notre planète, entourée par l’espace infini, il n’existe pas pour nous d’autre endroit où habiter.

Jamais auparavant autant de personnes n’avaient pris conscience à quel point notre Terre est fragile, et à quel point il serait dangereux de jouer avec son équilibre écologique. Depuis la première publication de cette photo, des voix de plus en plus fortes se sont élevées pour dénoncer les graves problèmes auxquels est confronté l’Homme de notre temps : la pollution, la faim, la pauvreté, la vie urbaine, la production de nourriture, le contrôle de l’eau, la surpopulation.

Ce n’est probablement pas une coïncidence si nous commençons à percevoir les énormes enjeux  qui nous attendent au moment même où l’ère spatiale nous permet de lancer le premier vrai regard sur notre planète.

Fort heureusement, l’ère spatiale ne nous donne pas seulement un miroir dans lequel nous pouvons nous regarder, mais également les technologies, la motivation, et même l’optimisme pour s’attaquer à ces enjeux avec confiance. Ce que nous apprenons grâce à notre programme spatial, est bien résumé, je crois, par ce qu’Albert Schweitzer avait à l’esprit quand il disait : « Je regarde le futur avec inquiétude, mais avec bon espoir. »

Tous mes vœux seront toujours avec vous, et avec vos enfants.

Très sincèrement vôtre,

Ernst Stuhlinger.

La version originale de ce texte est disponible sur l’excellent blog de l’historien Roger Launius : https://launiusr.wordpress.com/2012/02/08/why-explore-space-a-1970-letter-to-a-nun-in-africa/

Kurt Debus donne une leçon de management

Kurt Debus, le premier Directeur du Centre Spatial Kennedy, était extrêmement respecté par ses collaborateurs.

Dans la droite lignée de Wernher von Braun il ne réprimandait jamais quelqu’un qui avait admis avoir commis une erreur.  

William « Curly » Chandler, vétéran des premiers lancements Redstone en 1953, raconte que : « cette façon de faire a évité de nombreux problèmes, ceux que l’on appelait fantômes ».

Il se rappelle de cette fois, où une fusée sur son pas de tir, a perdu toute alimentation électrique, puis soudainement tout est redevenu normal. Un employé du nettoyage se trouvait dans la tranchée où se trouvent les câbles d’alimentation, il avait par inadvertance débranché l’un d’eux, pour le rebrancher aussitôt. « S’il ne nous avait pas avoué ce qu’ ‘il avait fait, nous aurions été obligé de remplacer tous les câbles. »

Travaillant pour un contractant, son patron voulait le renvoyer, mais Kurt Debus lui a demandé de ne surtout pas faire ça !

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