Le mythe du missile gap

Le 18 août 1960, le satellite espion Discoverer 14 éjecte sa précieuse capsule, contenant les photos de l’Union Soviétique prises depuis une orbite polaire. La capsule engage son retour sur Terre, vers une zone située près d’Hawaii. Vers 18 kilomètres d’altitude, elle descend sous parachute, et est récupérée en vol à environ 4 000 mètres par l’un des cinq avions C-119 F du 6594 ème Test Group de l’US Air Force, stationné à la Hickam Air Force Base à Hawaii, qui fut créé spécialement en 1958 pour ces missions spéciales.

[Avec Discoverer 13 cette unité a réalisé la première capture d’un objet qui fut en orbite autour de la Terre (une capsule test). Avec Discoverer 14, ce fut la première récupération opérationnelle, une vraie capsule. Ce genre d’espionnage s’appelle IMINT (IMagery INTelligence) ou ROIM en français (Renseignement d’Origine IMage)]

Le satellite et sa caméra KH-1 (KH pour Keyhole : « trou de serrure ») ont photographié 4 270 000 kilomètres carrés du territoire soviétique. Les américains découvrent notamment 64 bases aériennes, des sites de lancement de missiles sol-air, les bases spatiales de Baïkonour et Plesetsk, etc.

En quelques jours, un petit satellite, a collecté plus d’informations sur l’ennemi, que les 24 vols à haut risque de l’avion U2 en quatre ans.

Mais avant tout, cette mission a démontré que l’Union Soviétique ne possédait pas des centaines de missiles balistiques intercontinentaux, prouvant que le « missile gap » était un mythe inventé de toute pièce par Kennedy et les démocrates pour la campagne présidentielle.

Mais le programme Corona était top secret, et rien ne sera divulgué par l’administration Eisenhower !

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Anecdote dans l’anecdote :  Le 6594 ème Test Group a pris comme devise « Catch a Falling Star » (Attraper une étoile filante) car en rentrant dans l’atmosphère, telle une météorite, la capsule contenant les photos brille comme une étoile en raison de l’échauffement provoqué par le frottement dans l’air.

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Le Projet RAND et les premiers satellites

En mai 1945, Wernher von Braun rédige un rapport pour ses nouveaux employeurs américains, dans lequel il fait le point sur l’avancée des travaux allemands en matière de missiles… Il ne manque pas d’évoquer la possibilité d’envoyer un satellite en orbite autour de la Terre.

Le 2 mai  1946, quelques onze ans avant Spoutnik 1, des chercheurs du projet RAND* publient leur premier rapport qui s’intitule « Preliminary Design of An Experimental World Circling Spaceship » (Conception préliminaire d’un vaisseau spatial orbital expérimental).  Dans cette étude de 326 pages   Robert Slater et ses collaborateurs envisagent la possibilité d’envoyer un satellite à l’aide d’un missile intercontinental. Satellites qui pourraient servir pour les télécommunications, l’observation météorologique, la recherche biomédicale en impesanteur… Ils commencent même à étudier des méthodes de transmission en temps réel des images… Cette étude reste à ce jour l’une des analyses les plus complètes sur la conception et l’utilisation des satellites artificiels.

Le physicien Louis Ridenour, qui deviendra le scientifique en chef de l’US Air Force, fait remarquer que même des images télé de mauvaise qualité pourraient avoir un grand intérêt militaire : « Les deux principaux types d’observations : repérer les points d’impacts des bombes, observer les conditions météorologiques au-dessus des territoires ennemis. »

Un autre physicien, David Griggs ajoute cette déclaration prophétique : « Bien que la boule de cristal soit encore un peu opaque, deux choses sont très claires :

1-      On doit s’attendre à ce que les satellites équipés des instruments scientifiques adéquats deviennent les outils scientifiques les plus puissants du XXe siècle.

2-      La mise en orbite d’un satellite par les Etats-Unis enflammerait l’imagination du monde, et aurait des répercussions mondiales comparables à l’explosion de la bombe atomique. »

Enfin, James Lipp, neuf mois plus tard, commentant le rapport auquel il a contribué, déclare : « Le pays qui réalisera les premières avancées significatives en matière de vol spatial sera de facto considéré comme le leader dans le domaine militaire et scientifique. Pour appréhender l’impact psychologique sur le monde, imaginons la consternation et l’admiration que nous ressentirions, nous américains, si nous découvrions soudainement qu’une autre nation a déjà mis en orbite un satellite ! »

* Le Projet RAND (Research ANd Development) est créé en 1945 à l’initiative du général Henry H. Arnold, chef d’état-major de  l’US Air Force, qui commandite la société Douglas Aircraft Company pour effectuer des études sur les armes du futur, orienter les recherches à long terme et apporter de nouvelles idées stratégiques aux forces armées américaines. La société Douglas craignant des conflits d’intérêt avec ses activités commerciales se retire du projet en 1948 et le Projet RAND devient alors une institution indépendante à but non lucratif, la RAND Corporation, qui existe toujours aujourd’hui, a depuis, grandement diversifié son champ d’activité. Il s’agit d’un « think tank », un réservoir ou laboratoire d’idées, qui a notamment apporté de décisives contributions au programme spatial américain, surtout dans le domaine des satellites espions.

Taux de change et comparaisons trompeuses !

Lorsque les journalistes (entre autres),  comparent les budgets des différentes agences spatiales, ils appliquent immanquablement le taux de change nominal pour convertir les montants en une même devise. Or ce mode de calcul ne tient absolument pas compte du fait que le pouvoir d’achat d’une somme donnée d’argent dépend du coût de la vie, du niveau général des prix dans le pays en question. Ainsi si vous dépensez 100 euros en France et l’équivalent de 100 euros en Sierra Leone vous n’aurez pas du tout le même pouvoir d’achat.

Pour avoir une idée beaucoup plus juste, il convient d’appliquer le taux de change PPA (Parité de Pouvoir d’Achat) qui permet de mesurer combien une devise permet d’acheter de biens et services dans chacun des pays en question.

Ainsi par exemple comparons  le budget de l’agence spatiale américaine, NASA, qui en 2012 s’élève à  grosso-modo 18 milliards de dollars, avec celui de l’agence spatiale fédérale russe, Roscosmos, qui est d’environ 120 milliards de roubles.

Si l’on applique le taux de change nominal moyen du mois écoulé,  en l’occurrence USD/RUB = 32, on obtient pour 120 milliards de roubles la somme de 3,75 milliards de dollars.  Dans ce cas de figure le budget de la NASA est 4,8 fois supérieur à celui de l’agence spatiale fédérale Russe

Appliquons maintenant  le dernier taux de change PPA, (qui est un taux annuel fourni par l’OCDE) soit  USD/RUB = 15,8 et nous obtenons désormais le chiffre de  7,6 milliards de dollars pour 120 milliards de roubles. Un petit calcul rapide nous révèle cette fois, que le budget de la NASA est  2,3 fois plus élevé que celui de l’agence spatiale fédérale russe !