Lorsque Erich Warsitz (1906-1983), le pilote d’essai légendaire, le premier Homme à piloter un jet, se voit proposer un contrat par le constructeur d’avions Heinkel, pour tester ses nouveaux prototypes munis de moteurs-fusée (He 176) ou de réacteurs (He 178), notamment à Kummersdorf et à Peenemünde, il le montre à son supérieur, le GeneralOberst Ernst Udet (1896-1941).
Lorsqu’il en prend connaissance, il explose : « Vous voulez signer ça ? Mais ils vous prennent pour qui ? Les risques encourus sont immenses ! »
Avec son stylo violet, Ernst Udet raye la somme de 5 000 Reichsmark prévue pour le premier vol, et la remplace par 50 000. Les primes pour chaque tranche de 100 km/h supplémentaire atteint, et pour chaque vol effectué, est augmenté également.
Erich Warsitz retourne voir Ernst Heinkel (1888-1958), qui n’en croit pas ses yeux. Lisant les sommes demandées il pâlit : « Qui au monde dispose d’autant d’argent ? »
Heinkel prend son stylo-plume et signe le contrat, en disant : « Peu importe, de toute façon c’est « le Gros » qui paiera. » Der Dicke, c’est Hermann Göring (1893-1946), le commandant en chef de la Luftwaffe et ministre de l’Aviation. En effet, c’est le RLM, (Reichsluftfahrtministerium) le Ministère de l’Aviation du Reich, qui règlera toutes les factures.
Le contrat prévoit notamment de substantielles primes :
Premier vol : 50 000 Reichsmark
Vitesse de 400 km/h : 20 000 RM
Pour toute tranche additionnelle de 100 km/h : 20 000 RM de plus jusqu’à 900 km/h
Vitesse de 1 000 km/h : 50 000 RM
Par ailleurs pour chaque vol, quelle que soit la durée, Erich Warsitz touche une prime de 500 RM.
Outre ces bonus, Erich Warsitz recevait la rémunération la plus élevée pour un pilote d’essai du RLM, et à Peenemünde, il fut nommé chef pilote ; le grade le plus élevé du centre de recherche.
Ainsi en 1938 et en 1939, Erich Warsitz a gagné, chaque année, la somme faramineuse de 600 000 RM, soit 1 200 000 RM au total ! A l’époque un ingénieur de premier plan dans l’industrie allemande ne pouvait espérer gagner que 10 000 RM par an !
Des personnalités aussi éminentes que Winston Churchill ou Freeman John Dyson affirment que les allemands auraient été bien mieux inspirés de construire des armes conventionnelles plutôt que des fusées très imprécises ne pouvant emporter en moyenne que 700 kg d’explosif… (La quantité d’explosif dépendant de la portée attendue.)
Pour commencer, on oublie que même sans charge explosive, le pouvoir de déflagration d’un missile V2 est considérable, heurtant le sol à plus de 900 mètres par seconde il crée un cratère d’environ 8 mètres de profondeur sur 20 de large éjectant approximativement 3 000 tonnes de matière. Le souffle créé est dévastateur.
Pour juger de la précision du missile V2 il faut la comparer à celle des bombardements aériens alliés de cette époque… Même dans des conditions météo optimales, avec un raid de 100 bombardiers lourds B-17 larguant chacun 5 bombes de 225 kg, risquant la vie de 1 000 aviateurs, on ne pouvait espérer, statistiquement, que seules quelques bombes atteignent leur cible dans un rayon de 300 mètres ! Ainsi il faut lancer plus de 9 000 bombes pour avoir 90% de chances de frapper une cible de la taille d’une petite usine. Un Avro lancaster Mark I comportait 7 membres d’équipage et emportait grosso-modo un maximum de 7 tonnes de bombes. Un B-17 G était composé de 10 membres d’équipage avec une capacité d’emport de 8 tonnes de bombes. Le rayon d’action de l’appareil est bien évidemment conditionné par le poids total de bombes embarqué.
Opérant à une altitude de 8 000 mètres pour limiter les pertes dues aux chasseurs allemands et aux défenses anti-aériennes guidées par radar, les bombardiers diurnes de la Eight Air Force ont quelquefois frappé les mauvaises villes, voire le mauvais pays ! Larguant leurs bombes dans la campagne. Pas étonnant dans ces conditions que la production allemande d’armement n’ait cessé de croître jusque très tard dans le conflit.
Si l’on prend l’exemple du premier bombardement de Peenemünde par la Royal Air Force, qui a eu lieu de nuit sous la pleine Lune, il n’a pas eu l’efficacité escomptée, loin s’en faut, alors même que quelque 570 bombardiers ont atteint le site. En dépit de ce déploiement de force, les travaux du centre de recherche n’ont été retardés que de six semaines. Lors de ce raid, les alliés ont perdu 40 avions et surtout 243 membres d’équipage. En trois vagues, 1 795 tonnes de bombes, (1 528 tonnes de bombes hautement explosives et 267 tonnes de bombes incendiaires au phosphore), ont été larguées, une grande partie sur les plages et la Baltique ! La seule vraie « réussite » de ce raid, est la mort de Walter Thiel, un homme clef du programme A4, le bras droit de Wernher von Braun. Sa disparition fut de très loin le coup le plus dur encaissé par le centre de recherche par l’opération « Hydre de Lerne », qui valait largement la perte de 40 appareils.
Entre le 1er mai 1943 et le 31 mars 1944 les alliés ont effectué 10 310 missions de photo reconnaissance dont 4 000 dans la cadre de l’opération Crossbow, soit près de 40%. (L’opération Crossbow est la neutralisation des sites en relation avec les armes V, elle avait la priorité absolue sur toutes les autres opérations aériennes.)
Ce programme des fusées est également décrit comme vain, une perte de temps, un gaspillage de précieuses ressources. Il est très souvent pris en exemple pour démontrer l’irrationalité des dirigeants du Troisième Reich. Très curieusement cette affirmation est accompagnée par une autre, en totale contradiction, qui exalte le formidable potentiel de cette arme… dans des conflits futurs !
Il s’agit là d’un raisonnement des plus simplistes, qui ne tient, encore une fois, aucunement compte du contexte de l’époque…
Le déploiement des V2 a en réalité énormément affecté la stratégie des alliés, et a même causé une certaine panique. Après la guerre le général Eisenhower a déclaré qui si les armes-V avaient pu être mises au point un peu plus tôt, et utilisées pour bombarder les ports anglais, le débarquement allié sur les côtes françaises n’aurait probablement pas pu avoir lieu…
On a calculé qu’avec l’argent et les matières premières gaspillés pour les V2 (environ 6 000) et les V1 (environ 30 000) les allemands auraient pu construire des armes conventionnelles beaucoup plus efficaces, comme par exemple, 24 000 avions de chasse. Une manière de plus pour essayer de démontrer que les dirigeants allemands étaient de pauvres hères d’un niveau intellectuel assez bas.
Or les allemands ne manquaient pas d’avions (uniquement de bombardiers lourds dont Goering avait arrêté le développement en 1938.), mais de carburant et de pilotes chevronnés. L’espérance de vie à bord d’un bombardier est très courte, les statistiques du Bomber Command de la seconde guerre mondiale, indiquent que seul 1 équipage sur 8 survit à 50 missions. La moitié des équipages ne survit pas à dix missions ! 47% des aviateurs furent tués et 59 % furent blessés ou faits prisonniers. Au moment du largage des bombes, un bombardier est extrêmement vulnérable car il doit réduire sa vitesse et son altitude pour gagner en précision, et suivre une trajectoire rectiligne.
Une fois lancé, un V2 ne peut être intercepté. Ce ne serait arrivé qu’une seule fois par un B-24, le missile, en phase d’ascension, passant à travers une formation de bombardiers, à 3 000 mètres d’altitude, aurait été détruit par des rafales de mitrailleuse ; une occurrence tout à fait exceptionnelle. Le fait même que le V2 frappait Londres et que l’on ne pouvait l’en empêcher, prouve déjà de la meilleure manière possible, qu’il s’agissait d’une arme efficace. Londres qui était le centre névralgique de l’effort de guerre allié.
Il convient de ne pas oublier non plus qu’une formation de pilote est longue et onéreuse, qui nécessite des infrastructures (notamment des pistes…), qui sont les premières cibles visées par les forces aériennes antagonistes.
Le missile V2 quant à lui peut être déployé n’importe où et assez rapidement, sans la nécessité d’une intervention humaine, une fois le projectile lancé. (Portée 330 km.)
Il s’écoulait moins de 5 minutes entre le lancement du projectile et son impact sur le sol anglais.
Pour faire voler un avion il faut également du carburant amélioré dit « carburants aviation » que l’on produit bien évidemment grâce au pétrole, une matière première dont les allemands ont toujours énormément manqué, qu’ils ont essayé de compenser par la fabrication de carburant synthétique, à partir du charbon qu’ils possédaient en grande quantité.
Les V2 utilisaient de l’alcool (que l’on fabrique notamment avec la pomme de terre – 30 tonnes par lancement) et de l’oxygène liquide que l’on peut produire assez facilement. Hormis en novembre 1944 et en mars 1945 où il y a eu une pénurie d’oxygène liquide, les missiles n’ont jamais connu les graves problèmes de carburant qu’on subi les armes conventionnelles (chars, avions etc.) à la fin de la guerre.
Si l’on compare le coût de construction et d’entretien d’une flotte de chasseurs par rapport à son efficacité, et le programme A4, en tenant compte de la supériorité aérienne des alliés, il eut été beaucoup plus onéreux de maintenir une flotte d’avions…
L’imprécision relative des missiles est également due aux systèmes de coordonnées géodésiques très imprécis de l’époque, de même que les calculs liés à la courbure, à la rotation de la Terre, sans oublier le peu de connaissances d’alors sur la composition et la densité de la très haute atmosphère.
Les agents secrets allemands en Angleterre avaient pour la plupart été démasqués et on leur communiquait de fausses informations sur les points d’impact des V2. Au départ les allemands avaient utilisé les rubriques nécrologiques des journaux pour déterminer où les projectiles avaient frappé, mais les anglais ayant éventé le stratagème, les adresses des victimes furent bannies des faire-part de décès. A la longue ces renseignements auraient permis d’améliorer de manière très significative la précision des missiles. Les allemands n’ont jamais utilisé leurs avions de reconnaissance Arado 234, que les alliés ne pouvaient pas intercepter, pour récolter des informations.
Les alliés ont dépensé d’énormes moyens pour contrer les fusées allemandes. Plus de 30 pour cent des sorties à partir de fin 1943 ont été effectuées dans le cadre de l’opération Crossbow détournant ces bombardements de cibles industrielles et militaires… Soit environ 68 913 sorties et 122 133 tonnes de bombes. Les alliés ont perdu environ 450 bombardiers lourds ainsi que 2 900 pilotes et membres d’équipage, pour la plupart britanniques. Opération Crossbow qui fut en définitive très inefficace. La menace des V1 et des V2 a par ailleurs obligé les britanniques à délocaliser une forte proportion de leurs industries de guerre situées dans et autour de Londres, plus au nord. N’oublions pas non plus l’échec de l’opération Market Garden du maréchal Montgomery !
Face à la formidable puissance industrielle et économique des Etats-Unis, sans oublier sa démographie, aucune arme n’aurait permis aux Allemands de gagner la guerre ! D’autant que V1 et V2 ont été utilisés principalement comme un outil de représailles pour se venger des centaines de milliers de civils allemands victimes des bombardements alliés, et non de manière stratégique, exceptées les attaques sur Anvers et son port. Heureusement, Hitler s’est toujours refusé à utiliser des gaz ou autres substances chimiques ou bactériologiques mortelles, non pas pour des considérations humanitaires on s’en doute bien, mais de peur que les alliés fassent de même. Cette potentialité des V1 et V2 fut la hantise des alliés, avec la bombe nucléaire.
Ce programme de fusées était loin d’être aussi absurde que beaucoup le croient, ou veulent le faire croire, même si cette nouvelle arme n’a pas permis à l’Allemagne de gagner la guerre, et que le miracle tant espéré ne s’est pas produit. Pourtant les alliés ne s’y sont pas trompés, car la chasse aux savants allemands de Peenemünde (entre autres) a également bénéficié d’énormes moyens, tant du côté américain, soviétique, britannique, que français ! Le missile V2 est sans conteste l’arme la plus sophistiquée de la deuxième guerre mondiale. Les scientifiques alliés ont été peu enclins à reconnaître le mérite de leurs homologues « nazis »… Pourtant, la fusée A4 est la mère de tous les missiles et lanceurs spatiaux actuels !
C’est la même équipe de savants qui a créé la Saturne V, et a permis à l’Homme de marcher sur la Lune.
L’équipe de spécialistes allemands ès fusées « importée » aux Etats-Unis pour travailler sur de nouvelles armes, puis au final pour constituer la colonne vertébrale de l’effort américain pour développer des lanceurs spatiaux, travaillait à Peenemünde sur un projet de missile longue portée (intercontinental), la fusée A10.
Composée de deux étages : A9 et A10, dont le moteur du premier étage (tout d’abord avec 6 chambres de combustion de A4 et une seule tuyère, avant le développement d’un moteur mono-chambre) aurait eu 200 tonnes de poussée.
« Nous l’avions surnommée la fusée américaine (Amerika Rakete) se rappelle Ludwig Roth (1909-1967) au début des années 50, car elle devait avoir une portée lui permettant de traverser l’Atlantique en 40 minutes.
« Cette fusée n’a jamais volée, mais elle nous a emmené ici quand même ! » ironisa t-il.
– Plusieurs concepts furent étudiés dont notamment un dernier étage piloté. A environ 200 km d’altitude l’étage A9, qui était muni d’ailes (testées sur la A4b), entame un vol plané, guidé par des balises radio embarquées dans des sous-marins déployés dans l’Atlantique, le pilote ajuste la trajectoire finale sur la cible en visuel, et s’éjecte avant l’impact.
Il en résulte pour le pilote la mort ou l’internement… Pour accroître la portée et atteindre environ 6 000 km, l’engin aurait pu « rebondir » plusieurs fois sur les couches plus denses de l’atmosphère pour reprendre de l’altitude et prolonger le vol plané
« Popular Science » Octobre 1947 (Cliquer sur la photo pour l’agrandir)