Six semaines avant la mission Apollo 8, Julian Sheer (1926-2001), le responsable des relations publiques de la NASA, s’inquiète auprès de Frank Borman de savoir ce que les astronautes ont prévu de dire lors de leur seconde retransmission télévisée autour de la Lune, la veille de Noël.
Les responsables de la NASA ont bien conscience que la mission Apollo 8 sera suivie comme nulle autre dans l’Histoire… Leur conseil avisé aux astronautes : « Dites quelque chose d’approprié. »
Pour la première fois, trois américains, trois Hommes, vont se trouver en orbite autour de la Lune, pendant les fêtes de Noël qui plus est.
Que vont-ils bien pouvoir dire pour l’occasion ?
Le samedi 16 novembre à Houston, l’équipage d’ Apollo 8 donne une conférence de presse, au cours de laquelle un journaliste demande s’ils ont prévu quelque chose de spécial pour Noël. Frank Borman tente une réponse, mais finit par admettre que pour l’instant, il n’a pas la moindre idée sur la forme que prendra cette célébration.
Le temps passant, la pression s’accroît… Évoquer la paix dans le monde, alors que les astronautes sont militaires et que leur pays mène une guerre impopulaire au Vietnam, serait pour le moins incongru.
William Anders, de confession catholique, propose d’évoquer la signification de Noël, ce qui ne plait pas du tout à Borman, qui souhaite quelque chose de plus universel.
Parmi les centaines de millions de personnes qui suivront cette deuxième retransmission télévisée depuis l’orbite lunaire, il n’y aura pas seulement des catholiques.
James Lovell est lui aussi perplexe. Il propose une réécriture du poème « The night before Christmas » ou de la chanson « Jingle Bells », mais abandonne rapidement cette idée saugrenue…
Frank Borman demande conseil à sa femme, Susan lui répond : « Mettre tout le monde d’accord, adresser un message au monde entier en ces circonstances particulières… Je ne sais pas du tout ce qui pourrait s’avérer à propos. »
Le temps presse, nous sommes à 15 jours du lancement de la mission Apollo 8, aucune idée ne lui semble satisfaisante, mais après tout il n’est pas poète…
Frank Borman se résout à demander conseil hors du cadre familial et de ses deux compagnons de mission. Il contacte son ami le journaliste Simon Bourgin (1914-2013) qui travaille à l’USIA (United States Information Agency, littéralement Agence d’information des États-Unis). Ils sont devenus des amis proches après la tournée asiatique des astronautes de Gemini 7.
Bourgin lui promet d’y penser. Il s’attelle à la tâche mais rien de ce qu’il couche sur le papier ne lui convient. Bien qu’il ait promis de garder ce remue-méninges secret, il appelle son vieil ami Joseph Laitin. Ce dernier est alors porte-parole du ministère du budget, journaliste indépendant. Il a notamment couvert le procès de Nuremberg pour Reuters, et a écrit moult articles pour divers publications renommées, dont le magazine Collier’s.
La première réaction de « Joe » Laitin : « Cela n’a pas l’air très compliqué, aucun problème. »
Afin de se mettre un peu dans la peau des astronautes, il demande à Bourgin de lui faire parvenir une photo montrant ce que les astronautes allaient voir de là-bas… Personne n’étant jamais allé autour de la Lune, il ne peut lui fournir que des représentations d’artistes…
Cette nuit-là, sa femme et ses enfants étant partis se coucher, Joseph Laitin s’installe avec sa machine à écrire et une représentation de la Terre vue de la Lune. Il ferme les yeux et s’imagine en orbite lunaire…
Il commence à écrire : « là-bas, vit tout ce qui m’est cher et tout ce que j’aime… », non, ce n’est pas bon, il enlève la feuille de papier et essaie autre chose, qui ne lui convient pas non plus…
Au bout de quelques heures il a froissé des dizaines de feuilles de papier… A son grand désespoir il doit se rendre à l’évidence, tout ce qu’il écrit n’est que vacuité, comparé à la guerre du Vietnam et des troubles sociaux qui ont marqué cette année 1968.
Les astronautes étant des militaires travaillant pour une organisation gouvernementale, tout ce qu’ils pourraient dire serait immanquablement considéré comme de la propagande.
Les paroles que prononceront les astronautes devront toucher le plus de monde possible, tenir compte de leur sentiment, de leur croyance… Des mots universels qui devront marquer les esprits, avoir une résonance quasi biblique.
Biblique ? Sur cette dernière réflexion il décide de consulter sa Bible Gédéon qu’il a un jour « récupérée » dans une chambre d’hôtel… S’agissant de Noël, l’anniversaire du Christ, il parcoure le nouveau testament, notamment l’Evangile selon Marc… Mais rien ne fait l’affaire.
Il est quatre heures du matin, Joseph Laitin est découragé, aucune inspiration…
C’est à ce moment que son épouse Christine descend voir ce qu’il se passe. Apercevant son mari lisant la Bible, alors qu’il n’est habituellement pas du tout versé dans la religion, avec des monceaux de papier chiffonnés autour de lui, elle l’interroge : « Joe qu’est-ce que tu fais ? »
Il lui explique son problème… Christine Laitin (1929-1995) née Christine Henriette Houdayer est une française née à Paris, qui combattit les allemands au sein de la résistance, c’est une « épouse de guerre » qui est arrivée aux Etats-Unis en 1947, après deux mariages malheureux, elle épouse Joseph Laitin, avec qui elle vivra jusqu’à sa mort.
— Si tu cherches de la poésie, tu ne regardes pas au bon endroit, tu devrais aller voir dans l’Ancien Testament…
— « Mais il s’agit de l’anniversaire du Christ » lance son mari passablement irrité.
— « Quelle importance, si tu veux des concepts généraux tu dois aller voir dans l’Ancien Testament ! »
Tournant fébrilement les pages de sa Bible Joseph Laitin marmonna : « Il est quatre heures du matin, je n’arrive à rien, je ne sais pas par où commencer… »
— « Pourquoi tu ne commences pas par le début ? » Ayant été éduquée au Couvent du Sacré-Cœur, en Normandie, elle se rappelait très précisément de la puissance des premiers versets de la Bible.
— « Tu veux parler de la Genèse ? »
En lisant les premiers versets il s’exclama : « Mon Dieu, Christine, c’est ça ! »
Joseph Laitin envoya une télécopie à Simon Bourgin, recommandant de ne lire lesdits versets, qu’à la condition que les astronautes trouvent cela approprié un fois en orbite lunaire. Il faut par ailleurs que les lectures soient entrecoupées de silences, et sans aucun commentaire du « Capcom », ou de qui que ce soit, à la fin. Il ajoute également quelques mots en guise de conclusion, que le commandant de la mission, Frank Borman, devra lire.
En recevant le fax, Bourgin sait immédiatement qu’il s’agit d’un bon choix, d’autant plus dans le contexte de la guerre froide, et des mouvements sociaux de cette année. Ces mots permettent par ailleurs de donner à la course à l’espace une dimension morale et spirituelle.
Frank Borman est soulagé, le Genèse est un choix remarquable. James Lovell acquiesce : « On ne pourra pas trouver mieux. Ces phrases constituent le texte fondateur de la plupart des religions du monde. »
William Anders quant à lui en avait parlé à son épouse Valerie, ils étaient tombés d’accord sur le fait qu’ils ne devaient en aucun cas évoquer la fête chrétienne, mais quelque chose de plus universel. « La Genèse, c’est tout simplement parfait. »
A la NASA, les rares personnes dans la confidence sont tout aussi emballées.
Il fallait en effet en parler au Capcom présent à ce moment là, l’astronaute Thomas Kenneth « Ken » Mattingly, afin de respecter la solennité de la lecture. Car une fois terminée, il ne faudrait pas que l’on entende quelque remarque que ce soit, excepté un long silence, suivi d’un digne commentaire du commentateur de la NASA, Paul Haney (1928-2009) « The Voice of Mission Control« , également dans la confidence.
C’est ainsi qu’un feuillet, avec les versets I à 10 de la Genèse, ainsi que la phrase de conclusion, fut intégré au plan de vol de la mission Apollo 8.
C’est à la fin de la quatrième retransmission télévisée, qui a duré quelque 23 minutes, que les astronautes d’ Apollo 8 lisent à tour de rôle les dix premiers versets de la Genèse. Qui lira quoi, et dans quel ordre, fut décidé juste avant la retransmission… Les quatre premiers versets, William Anders, les quatre suivants, James Lovell, les deux derniers et la conclusion, Frank Borman.
Au domicile de Joseph Laitin et son épouse, qui ignoraient que Borman avait validé leur idée, c’est la stupéfaction. Simon Bourgin ne leur avait rien dit pour leur faire la surprise.
Joe se retourne abasourdi vers sa femme : « C’est le script que j’ai écrit » lui dit-il .
« Que TU as écrit ? » lui répond-elle en riant.
Chez les Lovell, c’est le silence. « Ils doivent être entre les mains de Dieu » se dit Marilyn.
Susan Borman éclate en sanglots. « C’est tout simplement surréel. »
Au domicile des Anders on n’y croit pas non plus : « Bill est en train de lire la Bible depuis la Lune ! » s’extasie Valerie.
Au centre de contrôle des missions, la plupart des personnes présentes ont les larmes aux yeux…
Près d’un milliard de personnes dans le monde ont entendu la lecture des dix premiers versets de la Genèse, par William Anders, James Lovell et Frank Borman, de la fabuleuse mission Apollo 8.
Après cette poignante et inoubliable retransmission télévisée depuis l’orbite lunaire, beaucoup sont sortis, pour contempler dans le ciel le croissant de Lune, astre autour duquel trois enfants de la Terre viennent de lire des phrases écrites il y a plus de 2 000 ans, par des Hommes tentant d’expliquer la création du Monde…
Et que l’on y croit ou pas, n’a pas la moindre importance !
A plus d’un titre, Apollo 8 a laissé une trace indélébile dans l’histoire de la conquête de l’espace.