A ce jour, plus de quarante ans après son dernier vol (14 mai 1973), la Saturn V reste la fusée opérationnelle la plus puissante jamais mise en activité en termes de capacité de satellisation en orbite basse terrestre (140 tonnes) et vers la Lune (49 tonnes). Un monstre développant une poussée au décollage de plus de 33 millions de newtons et emportant dans ses flancs la bagatelle de 2,5 millions de kg d’ergols. Si une Saturn V avait explosée, l’énergie libérée aurait équivalu à celle d’une petite bombe atomique d’une demi kilotonne soit 1/26 -ème de la bombe d’Hiroshima.
C’est pourquoi la NASA diligenta des études pour évaluer les effets du plus effroyable des scénarios catastrophe : l’explosion d’une Saturn V sur son pas de tir !
Il s’agit là du pire scénario envisageable car c’est sur le pas de tir qu’elle présente le plus de danger avec ses réservoirs pleins et que le système d’éjection doit sans coup férir être capable d’extraire le module de commande avec suffisamment de célérité et de puissance pour sauver les astronautes. (La puissance du moteur à poudre de la tour d’éjection (L.E.S. – Launch Escape System) est supérieure au moteur du lanceur Redstone qui envoya Alan Shepard, le premier astronaute américain dans l’espace : 654 000 newtons de poussée au niveau de la mer contre 347 000 N !)
Bien consciente du problème, la NASA a dès le départ sélectionné des sites de lancements suffisamment isolés et éloignés des infrastructures sensibles, comme par exemple le Centre de Contrôle des Lancements situé à 5,6 km du pas de tir 39A
En septembre 1963, la NASA effectua une étude préliminaire sur les dangers d’une explosion de Saturn V et les effets sur l’intégrité du vaisseau spatial Apollo, intitulée “Saturn 5 Booster Explosion Hazards and Apollo Survivability Analyses”.
Les auteurs ont ainsi calculé le poids des ergols dans chacun des trois étages et déterminé leur équivalent TNT, soit 222 tonnes de TNT dans le S-IC (premier étage), 253 tonnes dans le S-II (deuxième étage) et 68 tonnes dans le SIV-B (troisième étage).
Les trois étages ont donc une puissance explosive combinée théorique de 543 tonnes de TNT, c’est à dire légèrement plus qu’une demi-kilotonne, selon la terminologie propre aux armes nucléaires.
Puissance théorique car des données existantes concernant des explosions de fusées Atlas ou Titan sur leur pas de tir montraient que la totalité des ergols ne sont pas consummés dans l’explosion, une portion non négligeable est répandue sur le sol et se consumme longtemps après l’explosion initiale. Dans le cas de la Saturn V il est fort probable que le lourd kérosène du premier étage aurait ainsi brulé au sol. En pratique les auteurs estiment donc que la puissance de la déflagration n’aurait concerné qu’environ 60% des 543 tonnes, soit 326 tonnes de TNT. Rocco Petrone, le directeur des lancements au Centre Spatial Kennedy avait estimé qu’effectivement le chiffre réel se situait entre 300 et 400 tonnes.
Une détonation équivalente à 300 tonnes de TNT aurait complètement détruit la tour de lancement, le transporteur mobile et la plus grande partie du pas de tir et aurait engendré des incendies dans la végétation environnante tuant la faune à des kilomètres à la ronde.
L’explosion d’une fusée soviétique N-1 sur son pas de tir le 3 juillet 1969 avait libéré une puissance équivalente à 250 tonnes de TNT détruisant complètement le pas de tir et brisant des fenêtres dans un rayon de 45 km.
L’étude scinde les dangers en six catégories : surpression, pression dynamique, feu, intensité acoustique, éclats et impulsion.
La surpression ou effet de souffle est l’onde de choc créée lorsque l’air autour de l’explosion est violemment déplacé. Les auteurs considèrent qu’il s’agit de la menace la plus serieuse pouvant affecter le module de commande lors d‘une explosion au niveau de la mer. A haute altitude c’est la pression dynamique générée par une explosion qui constitue le danger plus important (95 secondes après le décollage). Une onde de choc d’une force supérieure à 5 psi (pound per square inch) soit 34,47 KPa (Kilo Pascal) détruirait le vaisseau spatial Apollo.
Etant donné que le S-II a le plus grand pouvoir de destruction, c’est ce dernier qu’il faut prendre en considération pour déterminer à quelle distance le module de commande doit se trouver pour éviter cette onde de choc, qui bien évidemment diminue avec la distance. Ainsi la distance minimale d’éloignement du S-II est de 317 mètres, mais sachant que le module de commande est déjà éloigné de 43 mètres du centre théorique de l’explosion, le CM doit parcourir 274 mètres pour échapper à l’onde de choc mortelle.
Les auteurs ont également conclu que les fragments projetés par la déflagration, le feu, et l’onde sonore sont des paramètres non pertinents pour une explosion sur le pas de tir, dans la mesure où un éclat projeté lors de l’explosion doit traverser les étages, le module lunaire, le module de service, le bouclier ablatif du module de commande (excepté si la Saturne V bascule à l’horizontale). L’onde sonore quant à elle n’entrainerait aucun dommage. Bien que la boule de feu engendrée soit la plus grosse produite par une déflagration non nucléaire, la capsule ne passerait que 2 à 3 secondes dans le brasier dont la température, estimée à 1 370 °C, n’excéderait jamais celle pour laquelle le vaisseau spatial a été conçu, à savoir environ 2 800 °C qui est la température maximale générée lors de la rentrée dans l’atmosphère.
Fin 1964, début 1965, deux ingénieurs du Centre des Vols Spatiaux Habités à Houston, ont commencé une étude intitulée « Estimation of fireball from Saturn vehicles following failure on launch pad » pour évaluer les effets d’une boule de feu engendrée par l’explosion sur le pas de tir d’une Saturne V ainsi que d’une Saturne 1B. Le 3 août 1965, Richard W. High and Robert F. Fletcher respectivement de la Flight Engineering Section et de la Mission Feasibility Branch publient leur rapport.
Bien que des études antérieures sur les dangers d’une explosion aient toutes conclu à l’innocuité d’une boule de feu sur le Module de Commande lui-même, les ingénieurs de la NASA s’intéressèrent aux effets de la chaleur irradiée par cette boule de feu sur les parachutes du module de commande. En effet, échapper à l’explosion initiale pour être ensuite précipité au sol d’une hauteur d’un millier de mètres !
High et Fletcher utilisèrent à la fois des modèles mathématiques et des informations empiriques glanées lors d’explosions au niveau du sol, tel l’accident survenu le 2 mars 1965 à une Atlas-Centaur, pour calculer la taille, la durée, et l’émission thermique d’une boule de feu. Ils dûrent toutefois admettre que certaines de leurs conclusions n’étaient autres que de savantes suppositions.
Les deux ingénieurs partirent du principe que pratiquement tous les ergols seraient consummés par cette boule de feu, l’alimentant même après l’explosion initiale. Ils basèrent cette hypothèse sur la croyance que l’explosion initiale provoquerait la rupture de tous les réservoirs d’ergols et que tout résidu non brulé se consummerait par-dessous et l’alimenterait.
En se fondant sur ce postulat, ils calculèrent qu’une boule de feu produite par l’explosion d’une Saturne V sur son pas de tir aurait un diamètre de 430 mètres, resterait 33,9 secondes à ce même diamètre, et estimèrent que la chaleur produite atteindrait 1 370 °C et serait ressentie à 1,5 km à la ronde. Elle atteindrait par ailleurs l’altitude de 100 mètres en 15 secondes. Ils calculèrent ensuite les températures générées en divers points sur un rayon de 600 mètres à partir du centre de la boule de feu. Ce sont ces informations cruciales qui furent utilisées pour concevoir le L.E.S.
Quelles circonstances pourraient provoquer l’explosion d’une Saturne V sur son pas de tir ?
De l’avis de tous les spécialistes l’occurrence la plus probable serait une collision avec la tour de lancement, qui entrainerait inévitablement la rupture des réservoirs d’ergols qui, au contact des gaz d’échappement des moteurs engendrerait une explosion en une fraction de seconde.
La collision d’une fusée avec sa tour de lancement a toujours été une crainte majeure pour ses concepteurs, ainsi les ingénieurs ayant developpé la Saturn I avaient placé une caméra pointée vers le bas, sur la tour de lancement, pour détecter toute déviation latérale.
En 1964 David Mowery du Centre Spatial Marshall réalisa une étude pour déterminer les causes possibles d’une collision de Saturn V avec la tour de lancement. Etude qui servira aux concepteurs du L.E.S. pour ajouter les capteurs et senseurs nécessaires permettant le cas échéant d’activer le système automatiquement.
La Saturne V était maintenue sur le pas de tir par quatre bras « hold-down arms » pesant chacun 18 tonnes, jusqu’à ce que les cinq moteurs F1 atteignent leur poussée optimale. Pour des raisons structurelles ces bras ne pouvaient pas libérer la Saturn V instantanément, aussi les ingénieurs du Marshall durent développer un système permettant de « lâcher » la fusée graduellement. La pression de maintien d’environ 350 tonnes pour chaque bras diminuait linéairement jusqu’à zéro en 0,6 secondes. Ce système devait fonctionner à la perfection car le moindre écart pouvait créer un déséquilibre fatal. C’est également pour cela que les moteurs sont allumés à 300 millisecondes d’intervalle dans l’ordre 1-2-2, d’abord le moteur central (105) puis par paire opposée (101+103 et 102+104), afin de réduire les contraintes.
Au total, Mowery a répertorié 7 causes susceptibles de dévier la trajectoire de la Saturn V lors du décollage. :
- Une variation de plus ou moins 15% de la pression exercée par un bras de maintien
- Une variation dans la poussée d’un moteur supérieure ou égale à 4%
- Un mauvais alignement des moteurs
- Un déport du centre de gravité du lanceur
- Le vent
- Une panne moteur
- Un moteur dont on ne peut plus contrôler l’orientation
Pour diriger la Saturn V, la poussée des moteurs montés en périphérie (101, 102, 103 et 104) est orientable de 6° sur chaque axe (X et Z). Le blocage de l’orientation d’un moteur pendant le temps que met la Saturne V pour dépasser la tour de lancement peut précipiter le lanceur sur cette dernière.
De même, une panne moteur (au moins deux moteurs) peut provoquer une collision avec la tour.
Mowery en arrive à la conclusion qu’un défaut d’alignement du lanceur, ou le vent, ou les deux combinés, ne peuvent pas aboutir à une catastrophe (Le phénomène étant compensé par l’orientation adéquate des moteurs). La Saturn V a été conçue pour être lancée avec un vent maximal au niveau du sol (mesuré à 18 mètres de hauteur) d’environ 40 km/h. (22 nœuds)
En conclusion, le risque le plus important pour une Saturn V reste donc une panne du système d’orientation des moteurs, ou une panne moteur (au moins deux) pendant le laps temps que met la Saturn V pour dépasser la tour de lancement (en moyenne 10 secondes) qui mesure 116,16 mètres de haut. Les ailerons de stabilisation, A et B ne se trouvent qu’entre 12 et 14 mètres de la structure métallique !
La NASA a lancé 13 Saturn V sans aucune panne catastrophique. Il y a bien eu des problèmes moteurs occasionnels mais jamais rien de suffisamment grave pour mettre en péril la mission.
Lors du premier lancement d’une Saturne V (SA-501) le 9 novembre 1967, Rocco Petrone était assis dans le Centre de Contrôle des Lancements situé à quelque 5,6 km du pas de tir, avec une main juste à côté du bouton qui permet de libérer les protections des baies vitrées en cas d’explosion… Il confiera plus tard, qu’il a toujours été convaincu qu’en cas d’explosion d’une Saturn V, il resterait là, sans rien faire, à regarder (!)
Cette « anecdote » est une traduction extrêmement libre d’un article écrit par le Dr Dwayne A. Day paru en 2002 dans l’excellentissime magazine quadrimestriel Quest (Volume 9, Numéro 4), intitulé « Saturn’s fury : effects of a Saturn V launch pad explosion » (pages 4 à 8). Article publié également le 3 avril 2006 sur le site The SPACE REVIEW à cette adresse http://www.thespacereview.com/article/591/1
L’article comporte une petite erreur de conversion, puisque l’auteur convertit 1 198 000 livres en 599 tonnes, alors qu’en réalité il s’agit de 543 tonnes. J’ai par ailleurs ajouté quelques précisions qui ne figurent pas dans l’article initial.