John Cornelius Houbolt (10 avril 1919 – 15 avril 2014) à force de ténacité, et au péril de sa carrière, a su imposer, contre l’avis d’une très large majorité, la méthode du rendez-vous en orbite lunaire (LOR pour Lunar Orbit Rendez-vous) pour le programme Apollo. Il quitte provisoirement la NASA en 1963 (il y reviendra en 1976) pour devenir vice-président et consultant de la Aeronautical Research Associates of Princeton, Inc..
Fin juin 1969, il reçoit deux invitations ; la première émane de l’administrateur de la NASA Thomas Paine, (9 novembre 1921 – 4 mai 1992) qui l’invite à assister au décollage d’Apollo 11. Il décrira le spectaculaire lancement comme l’une des plus extraordinaires visions de sa vie.
La deuxième invitation, est lancée par Robert Gilruth (8 octobre 1913 – 17 août 2000), le directeur du centre des vaisseaux spatiaux habités près de Houston, qui lui permettra de suivre, depuis la salle des visiteurs qui surplombe la salle de contrôle des missions dans le bâtiment 30, l’atterrissage d’Apollo 11 sur la Lune.
En ce 20 juillet 1969, la salle qui compte 76 places assises est bondée, de nombreuses personnes sont debout adossées aux murs. Houbolt qui est arrivé tôt dans l’après-midi s’est assis dans la rangée du fond à sa place réservée. Quelque temps plus tard arrive Wernher von Braun (23 mars 1912 – 16 juin 1977) qui s’assoit au premier rang.
Houbolt aperçoit dans la salle de contrôle, derrière le directeur de vol, Robert Gilruth, Brainerd Holmes (24 mai 1921 – 11 janvier 2013) qui a quitté la NASA en 1963 après avoir dirigé le bureau des vols spatiaux habités, Joseph Shea (5 septembre 1925 – 14 février 1999) qui a quitté la NASA en juin 1967, deux mois après avoir été nommé directeur adjoint du bureau des vols spatiaux habités, et George Low (10 juin 1926 – 17 juillet 1984) directeur du bureau du programme du vaisseau spatial Apollo (ASPO pour Apollo Spacecraft Program Office).
Houbolt s’étonne que von Braun, le directeur du Centre Spatial Marshall, n’ait pas été convié dans la salle de contrôle…
Ils partagent la longue tension de la descente propulsée, puis l’exultation après l’atterrissage. Lorsque Neil Armstrong annonce : « Houston, ici la base de la Tranquillité, l’Aigle a atterri. » tout le monde se lève et applaudit à tout rompre, beaucoup ont les yeux embués.
Après quelques minutes, lorsque la liesse est un peu retombée, Wernher von Braun qui s’était longtemps opposé au mode LOR avant de s’y ranger, se retourne vers John Houbolt et le pouce levé lui dit : « John, merci, nous n’aurions pas pu faire cela sans vous. » La centaine de personnes présente dans la salle des visiteurs lui fait alors une ovation. Houbolt sourit et fait un signe de la main.
Il confiera plus tard : « Ce fut l’une de mes plus belles récompenses ! »
Le jeudi 13 septembre 2012 la somptueuse Cathédrale Nationale de Washington abrite l’émouvante cérémonie nationale à la mémoire de Neil Armstrong décédé le 25 août…
La pierre lunaire se trouve au centre de l’orbe rouge.
… 38 ans plus tôt, le dimanche 21 juillet 1974 au matin, à l’occasion du 5e anniversaire d’Apollo 11 et des premiers pas sur la Lune, Neil Armstrong et ses deux compagnons Buzz Aldrin et Michael Collins accompagnés de leurs épouses, sont présents en ce même lieu pour apporter un fin fragment de roche lunaire (un basalte contenant un minéral inconnu sur Terre ; la pyroxferroïte) de 7,18 grammes, et 6,3 cm de diamètre, vieux de quelque 3,5 milliards d’années, ramassé dans la Mer de la Tranquillité, qui doit être enchâssé dans un nouveau vitrail de cette sublime cathédrale.
Mission : Apollo 11 – Echantillon : 10057 – Fragment : 230 Crédit Photo : NASA/JSC
Cathédrale dont la construction a débuté le 29 septembre 1907, avec la première pierre posée en présence du président Théodore Roosevelt (27 octobre 1858 – 6 janvier 1919), et s’est achevée 83 ans plus tard, le 29 septembre 1990, avec la dépose du dernier épi de faîtage, sculpté dans du calcaire de l’Indiana (comme le reste de l’édifice), d’une masse de 457 kg, sur le pinacle de la tour sud-ouest, à l’occasion d’une cérémonie en présence du président George H. W. Bush (12 juin 1924 – 30 novembre 2018).
Ce vitrail de 5,80 mètres de haut et de 2,70 mètres de large, dont la dénomination officielle est Vitrail des Scientifiques et des Techniciens, plus connu sous le nom de Vitrail de l’Espace (Space Window ) a été réalisé par Rodney Marshall Winfield (6 février 1925 – 13 décembre 2017) un artiste de St Louis, qui avait déjà créé des vitraux pour des églises et des synagogues.
Thomas Paine (9 novembre 1921 – 4 mai 1992), l’ancien administrateur de la NASA du 8 octobre 1968 au 15 septembre 1970, souhaite commémorer le cinquième anniversaire d’Apollo 11 de manière très spéciale, il contacte le doyen de la cathédrale, Francis B. Sayre Jr (17 janvier 1915 – 3 octobre 2008), pour lui proposer de donner à l’édifice une œuvre d’art unique, qui la distinguerait de toutes les autres cathédrales au monde. Il s’agit de réunir Art, Science et Religion.
Quoi de mieux que commémorer la plus grande réalisation scientifique des Etats-Unis, la mission Apollo 11 sur la Lune, et la conquête de l’espace en général. Le doyen est enthousiaste, et le conseil vote le projet à l’unanimité.
Et si l’on y insérait une pierre lunaire ?
Le 2 novembre 1973 Thomas Paine s’adresse directement au président des Etats-Unis, Richard Nixon, afin de lui exposer le projet. (Normalement c’est la NASA – depuis juillet 2001 c’est le Astromaterials Acquisition and Curation Office – et la Smithsonian Institution, qui décident du sort des échantillons lunaires). Nixon s’interroge sur la possibilité que d’autres églises, d’autres cathédrales fassent des demandes similaires. Paine lui répond que la cathédrale de Washington n’est pas n’importe quelle Eglise, il s’agit d’un sanctuaire national, unique dans l’histoire américaine du XXe siècle, qui a été le lieu de pratiquement toutes les commémorations. Le 14 janvier 1974 le président Nixon donne son accord et c’est ainsi que le fragment 230 de l’échantillon 10057 est offert à la cathédrale. Richard Nixon avait été invité à la cérémonie, mais ses jours à la tête du gouvernement américain sont comptés, sa complicité active ayant été établie dans l’affaire du Watergate, il est contraint à la démission le 9 août 1974. ll s’agit de la seule pierre lunaire donnée à une institution non gouvernementale.
Thomas Paine, est le principal donateur du vitrail. Il fait notamment don de 22 500 dollars pour initier le projet, soit 130 000 dollars en monnaie constante.
La tâche de Rodney Marshall Winfield va s’avérer plus difficile que prévue, il ne s’agit plus de scènes liturgiques, qui plus est, le doyen de la cathédrale, Francis B. Sayre Jr et le conseil, ont des exigences bien précises. Winfield soumettra 11 propositions qui seront toutes déclinées. Découragé, il envisage de laisser tomber, mais se reprend très vite…
Il explique dans son journal : « J’ai alors décidé d’oublier toutes les limitations des éléments visuels que m’a fourni la NASA, et de simplement créer un vitrail qui montrerait l’immensité de l’univers ».
C’est ainsi que la douzième proposition est la bonne, de l’avis de tous, c’est parfait.
Le vitrail symbolise avec brio, à la fois le microcosme, et le macrocosme de l’univers. On y retrouve la Terre, la Lune, des planètes et des étoiles, ainsi que la trajectoire du vaisseau Apollo…
Il s’agit du seul vitrail de la cathédrale dont les trois pans constituent une image unique. Sous ce dernier on peut lire : « Dieu n’est-il pas en haut dans les cieux ? » (Job 22:12).
Devant le maître-autel où se trouve le révérend Sayre, Neil Armstrong déclare : « Monsieur le Très Révérend, au nom du président et du peuple des Etats-Unis, nous vous offrons ce fragment de création qui provient au-delà de la Terre, pour être intégré dans la structure de cette maison de prière, pour tout le monde. »
La pierre lunaire, enfermée dans un écrin hermétique rempli d’azote, ne sera incorporée à l’œuvre d’art que le mardi 29 mars 1977 par le meilleur Maître Artisan vitrailliste des Etats-Unis, qui avait également mis en place le vitrail ; Dieter Goldkuhle (30 novembre 1938 – 9 mars 2011). De 1966 à sa mort il fabriquera et installera plus de 60 vitraux dans la cathédrale, dont la rosace de la façade ouest, de 8 mètres de diamètre, qui célèbre la majesté et le mystère de la création, conçue par Rowan LeCompte (17 mars 1925 – 11 février 2014).
Les instances avaient préféré attendre que les travaux dans cette partie de la cathédrale soient totalement achevés, de peur que les échafaudages adjacents puissent servir à dérober ce trésor. Jusque-là, la pierre lunaire était en sécurité dans le coffre-fort de la cathédrale, remplacée dans le vitrail par un morceau de carton noir inséré entre deux disques de verre.
Avant de remettre le précieux objet à Dieter Goldkuhle, le Révérend Sayre fait le tour des personnes présentes, s’approchant d’une vieille dame aux cheveux blancs, il lui dit : « Tendez les mains et prenez cette roche vieille de 3,5 milliards d’années. » Sous les yeux ébahis de la dame il dépose le disque dans ses mains jointes. « Mes petit-enfants vont être tellement impressionnés » lui dit-elle, en lui rendant précautionneusement l’inestimable objet.
A gauche, les astronautes d’Apollo 11 avec au centre Neil Armstrong portant la pierre lunaire, alors que la chorale de la cathédrale interprète le « Cantique des Créatures » composé par Saint François d’Assise. Crédit photo : NASA
Le doyen Francis B. Sayre, Jr., bénit le Vitrail de l’Espace. A l’arrière plan de g. à d. : Mme et M. Rodney Winfield ; Dr. James C. Fletcher, Administrateur de la NASA, les astronautes d’Apollo 11 Michael Collins, Neil A. Armstrong, et Buzz Aldrin ; Dr. Thomas O. Paine, ancien Administrateur de la NASA. Crédit photo : NASA
Crédit photo : NASA
A gauche du Vitrail de l’Espace, se trouve une clef de voûte qui commémore également le programme Apollo en particulier, et la conquête de l’espace en général.
Anecdotes dans l’anecdote : Toujours dans la modernité, on peut apercevoir sur la tour ouest de la cathédrale une chimère (ou grotesque) à l’effigie de Dark Vador (Darth Vader) ! La cathédrale compte 2 242 grotesques et 112 gargouilles.
L’urne contenant les cendres de Dieter Goldkuhle se trouve dans le columbarium de la cathédrale de Washington. Le Très Révérend Francis B. Sayre, né à la Maison-Blanche, petit-fils du 28e président des Etats-Unis, Thomas Woodrow Wilson, (sa mère Jessie est la fille de ce dernier), repose également en ce lieu.
Christopher Columbus Kraft (28 février 1924 – 22 juillet 2019), le premier directeur de vol de la NASA, raconte sa première rencontre avec Wernher von Braun (23 mars 1912 – 16 juin 1977) dans son autobiographie parue en 2001, intitulée Flight : My Life in Mission Control.
Christopher Kraft
Wernher von Braun
Ma traduction du passage :
« Je fus invité à une réunion de l’American Institute of Aeronautics and Astronautics [AIAA] à Dallas pour évoquer le programme Mercury et notre conception du contrôle de mission.
Ce soir-là, j’ai finalement rencontré von Braun lors d’un cocktail organisé par Chance Vought…
La notoriété et la popularité de von Braun étaient telles qu’il était la seule personne dans la salle que tout le monde connaissait ou reconnaissait. Il avait l’habitude d’être le centre de l’attention.
Il n’a pas mis longtemps pour me faire savoir que notre concept de contrôle de mission était erroné. Son anglais était parfait, avec cet accent germanique léger et pénétrant, il parut un peu surpris lorsque je ne le contredis pas, mais acquiesçai.
Wernher était un pilote expérimenté, qui remontait au temps du programme de fusées nazi. « Voler dans une capsule Mercury », dit-il, « ne diffère en rien du pilotage de n’importe quel autre aéronef. »
« Non, ce n’est pas exact » lui répondis-je « Nous y avons longtemps réfléchi, et c’est tout à fait différent. »
Chacun campait sur ses positions. Wernher avait cette arrogance teutonique, exacerbée chez lui. Il se considérait comme l’expert mondial numéro un des fusées et du voyage spatial, et avait cultivé cette image de lui, avec des articles dans les magazines, des livres, des conférences, et des rapports techniques. Il était célèbre. C’était un directeur de centre de la NASA, l’égal de Bob Gilruth, et il cherchait probablement un moyen pour l’écarter.
Notre échange devenant plus bruyant et plus véhément, la salle se tût et nous eûmes bientôt du public. Il s’agit peut-être du célèbre Wernher von Braun mais il ne sait pas du tout de quoi il parle, pensai-je en colère.
J’avais un verre de Scotch dans une main et l’autre commençait à se crisper en un poing. S’il avait affirmé une fois de plus que le contrôle de mission pour le vol spatial était une idée idiote, je lui aurais collé mon poing sur la figure…
Sur ces entrefaites l’épouse de Wernher von Braun lui susurra quelques mots à l’oreille et la tension se dissipa… »
Christopher Kraft et Robert Gilruth (8 octobre 1913 – 17 août 2000) ne rataient jamais une occasion pour déprécier Wernher von Braun.
Vouloir mettre un coup de poing à Wernher von Braun, même s’il s’agit probablement d’une figure de style dans le texte, est tout de même extrêmement révélateur, de même que la description de von Braun et la narration de cette entrevue.
La soirée à laquelle Kraft fait allusion sans la dater, a dû se dérouler après le 31 janvier 1963, date à laquelle l’AIAA a été créée, de la fusion de l’American Rocket Society (ARS) fondée en 1930, avec l’Institute of Aerospace Sciences (IAS) créée en 1932.
Si l’on consulte la liste des documents produits par Christopher Kraft au cours de sa carrière, on trouve en effet un « papier » intitulé Mission Control for Manned Space Flight pour une conférence donnée à l’occasion d’un colloque de la American Institute of Aeronautics and Astronautics qui s’est déroulé à Dallas du lundi 22 au mercredi 24 avril 1963, trois semaines avant le vol de Gordon Cooper (6 mars 1927 – 4 octobre 2004) du 15 au 16 mai, la dernière mission du programme Mercury.
Kraft ne donne malheureusement aucun détail sur la nature exacte de leur différent.
Pour résumer, Wernher von Braun n’était absolument pas contre un contrôle de mission, mais il voulait laisser beaucoup plus de latitude au pilote, alors que Kraft considère plutôt l’astronaute comme son « subalterne ».
Plusieurs feront d’ailleurs les frais de cette politique, qui fait du directeur de vol, le maître absolu lors du déroulement d’une mission. Kraft aimait rappeler que : « Pendant le déroulement d’une mission spatiale, le directeur de vol, c’est Dieu ! »
Le « centre de contrôle de mission », qui n’est en définitive que l’adaptation de la salle d’opération ou du poste de commandement militaire, aux spécificités d’une mission spatiale, est absolument nécessaire à son bon déroulement, ce dont Wernher von Braun était bien évidemment pleinement conscient.