Au tout début du mois de juin 1963, le binôme constitué par John Glenn et Neil Armstrong se retrouve en pleine jungle du Panama, dans le cadre d’un stage de survie. Chacun dispose d’une machette de 30 cm, d’un hamac pour dormir au sec, d’hameçons, de fil de pêche, etc, bref, le minimum pour subsister dans la forêt tropicale.
Ils doivent mettre en pratique ce qu’ils ont appris ; faire du feu avec du balsa, boire de l’eau en coupant certaines feuilles, attraper lézards, serpents et insectes, ramasser les racines et baies comestibles…
Clin d’œil aux indiens Choco, dont c’est le territoire, qui participent très activement à leur formation, ainsi qu’au premier groupe hôtelier du monde, John Glenn et Neil Armstrong inscrivent sur un bout d’étoffe de parachute, à l’aide d’un morceau de charbon, « Choco Hilton », enseigne qu’ils disposent bien en évidence sur leur campement de fortune.
Depuis des mois John Glenn essaie de convaincre les bureaucrates de l’US Navy que le Crusader* peut battre le record de vitesse de la traversée transcontinentale sans escale des Etats-Unis, alors détenu par l’US Air Force**.
Au printemps 1957, à force de persuasion, la Navy lui donne finalement son accord à la condition expresse qu’un deuxième pilote tente ce record également. Voilà comment le capitaine Charles F. Demmler entre dans le projet.
A cette époque les records aéronautiques sont largement relayés par les médias et revêtent une grande importance géopolitique. John Glenn a choisi « Bullet » (balle), comme nom de code pour ce projet car il doit voler plus vite qu’un projectile tiré par un pistolet de calibre .45 qui atteint une vitesse de sortie de 943 km/h.
Les deux pilotes n’oublient pas de prendre leur licence sportive auprès de la Fédération Aéronautique Internationale afin que l’éventuel record puisse être homologué.
Le point de départ de cette traversée transcontinentale est la base navale aérienne de Los Alamitos en Californie, l’objectif est la base navale aérienne de Floyd Bennett Field au sud-est de Brooklyn à New-York, à 3 800 km de là. Toutes les tentatives se font bien évidemment d’ouest en est, pour tirer parti de la rotation de la Terre.
Les phases les plus critiques de la mission étant les trois ravitaillements en vol, Glenn et Demmler s’y sont longuement entraînés. Le plan de vol prévoit en effet trois ravitaillements, le premier au-dessus du Nouveau-Mexique, le second au-dessus du Kansas et le dernier au-dessus de l’Indiana, qui permettront de transférer chaque fois environ 5 000 litres de carburant.
Un grave incident se déroule lors de l’un de ces entraînements au-dessus du Texas. Alors que l’avion de John Glenn est connecté à l’avion ravitailleur, le moteur droit de ce dernier se met à émettre une grosse fumée noire, suivi peu après par le moteur gauche. Voyant cela Glenn éjecte la perche de ravitaillement et se porte à hauteur du ravitailleur. Les moteurs en panne, l’appareil perd rapidement de l’altitude, les trois membres de l’équipage s’éjectent à environ 1 000 mètres et seront sains et saufs. Le ravitailleur rempli de carburant s’écrase, loin de toute habitation, en explosant comme une bombe atomique, selon les propres termes de John Glenn. L’enquête révélera que l’équipe de maintenance a par erreur rempli les réservoirs avec de l’essence pour avion de chasse !
A noter également que pour des raisons de rivalités interarmées, l’US Air Force, détentrice du record que l’US Navy veut tenter de battre, a refusé de mettre à disposition ses ravitailleurs supersoniques, la seule à en posséder. La Navy devra donc utiliser ses propres ravitailleurs, des bimoteurs à hélices, les AJ-1 Savage, dont la vitesse maximale ne dépasse pas les 500 km/h, obligeant Glenn à réduire d’autant la sienne pendant la durée des trois ravitaillements en vol, perdant de précieuses minutes chaque fois.(~7 minutes)
Après une méticuleuse préparation, le grand jour arrive enfin, nous sommes le mardi 16 juillet 1957.
C’est tout d’abord le Capitaine Théodore Doolin, qui prend l’air à 3:55 (heure locale – Pacific Daylight Time) à bord d’un avion de reconnaissance Douglas A3D. Son rôle, donner des informations pertinentes aux deux pilotes, notamment sur les conditions atmosphériques qu’ils vont rencontrer.
A 6:04 c’est au tour du commandant John Glenn du Corps des Marines, alors âgé de 36 ans moins deux jours, de décoller, à bord d’un Crusader F8 (F8U-1P).
A 6:32 c’est enfin à Charles Demmler de l’US Navy, 33 ans, de s’élancer à son tour avec son Crusader.
Demmler est forcé à l’abandon lorsque son embout de ravitaillement est endommagé lors de la première tentative d’approvisionnement en carburant, au-dessus du Nouveau-Mexique, il doit atterrir à Albuquerque après n’avoir accompli qu’un quart de la distance à parcourir.
Doolin parti deux heures et neuf minutes avant Glenn atterrira juste 3 minutes avant lui.
Le plan de vol de John Glenn l’emmène à quelques kilomètres de la ville de New Concord dans l’Ohio où habitent ses parents et dans laquelle il a grandi. Sa mère, fière de son fils, s’était confiée à ses voisins et chacun attends fébrilement son passage. Le bang supersonique créé par son survol à Mach 1,4 provoque un certain émoi, un gamin courant vers la maison des Glenn s’écrie : « Johnny a lâché une bombe !… Johnny a lâché une bombe ! ». Il est vrai que sur le parcours certaines maisons ont été endommagées, notamment un plafond et quelques vitres brisées, au moment où Glenn décroche pour se mettre le plus rapidement possible à la même altitude que l’avion ravitailleur à environ 25 000 pieds (8 000 mètres). Lors de cette descente l’accélération produit une onde de choc plus conséquente…
John Glenn, en dépit d’un retard sur le timing lors du premier ravitaillement et une interruption prématurée sur le dernier, empêchant le transfert de la totalité du carburant prévu (environ 5 000 litres), atteint sa destination 3 heures, 23 minutes et 8 secondes plus tard, soit à 12:27 (heure locale – Eastern Daylight Time). Il a parcouru la distance de 3 800 km à la vitesse moyenne de 1 176 km/h établissant le nouveau record en battant le précédent de 23 minutes et 25 secondes. Lorsque son avion s’immobilise sur le tarmac, il ne lui reste plus que 150 litres de carburant, juste de quoi faire le tour de la base navale !
Pour des raisons « stratégiques » la vitesse maximale atteinte par l’avion de chasse n’a pas été divulguée.
John Glenn sera un peu déçu car il n’a pas battu la vitesse du son, pour ce faire il aurait dû faire la traversée en 3 heures et 14 minutes. Il n’a pas non plus volé aussi vite que la rotation terrestre, pour la compenser il aurait dû effectuer son périple en 2 heures 57 minutes et 9 secondes. En revanche, il a bien été plus rapide qu’une balle de calibre 45 !
Il est accueilli par le Contre-Amiral Thurston B. Clark, commandant du Naval Air Test Center, une horde de journalistes, et bien sûr sa femme Annie (Anna Margaret) et ses deux enfants, David 11 ans, et Carolyn 10 ans. Sortant deux objets d’une des poches de sa combinaison de vol : « Tiens Dave, voici ton couteau supersonique » et « Voici ton chat supersonique, Lyn ! ». En effet son fils lui avait confié son couteau de Boy Scout et sa fille un petit bijou en or représentant un chat siamois. Ils souhaitaient avoir un souvenir du vol de leur père.
John Herschel Glenn recevra sa cinquième et avant-dernière Distinguished Flying Cross des mains du secrétaire de l’US Navy, Thomas Gates… Les Marines souhaitant exploiter ce record, l’enverront à travers le pays faire un peu de relations publiques, un exercice dans lequel il excelle. Cette première traversée supersonique de la côte ouest à la côte est des Etats-Unis fait de lui une célébrité nationale et il participera même au très en vogue jeu télévisé Name That Tune, une des émissions aura lieu le 8 octobre 1957, 4 jours après le lancement de Spoutnik 1.
Le journal « The New York Times » qui lui consacre bien évidemment un article, qui parait le lendemain, écrira notamment : « A l’âge de 36 ans, le Major Glenn atteint l’âge limite pour le pilotage d’engins volants complexes. »
Moins de cinq ans plus tard il deviendra un héros national en devenant le premier américain en orbite autour de la Terre.
Le Projet Bullet n’était pas seulement une « cascade » pour établir un nouveau record du monde, mais a également permis de collationner de précieux renseignements techniques:
– Prouver notamment que le moteur Pratt & Whitney J-57 peut supporter de longues périodes de combat. Ainsi après chaque ravitaillement Glenn a utilisé la postcombustion à pleine puissance pour atteindre son altitude de croisière moyenne de 35 000 pieds (10 000 mètres). Les ingénieurs après avoir complètement démontés le moteur pour étudier le taux d’usure des différentes pièces ont remis un rapport qui a permis à Pratt et Whitney de lever toutes les restrictions d’utilisation de la pleine puissance du moteur.
– Réaliser la première couverture photographique transcontinentale en continue des Etats-Unis, pour ce faire l’appareil de Glenn est équipé de six caméras.
* Le Vought F8U Crusader est le premier chasseur supersonique embarqué sur porte-avions.
** Le record date du 9 mars 1955. Le lieutenant-colonel Robert Ray Scott de l’US Air Force, aux commandes d’un Republic F-84F ThunderStreak , effectue la traversée en 3 heures 46 minutes et 33 secondes avec deux ravitaillements en vol.
Qu’est donc devenu l’avion ? Une petite plaque commémorative fut fixée sur le fuselage de l’appareil et pendant des années les différents pilotes qui se sont succédés envoyèrent des nouvelles à John Glenn. L’avion fut détruit des années plus tard… Une histoire raconte que l’avion a été abattu au-dessus du Vietnam, une autre version raconte que le pilote a raté son appontage et que l’avion s’est abîmé dans l’océan Indien…
Lorsque le premier vol de John Glenn est relaté, Friendship 7, on peut lire sur de nombreux sites et blogs, y compris dans le magazine Espace et Exploration n°9 (mai-juin 2012) sous la plume de Stefan Barensky, journaliste et écrivain spécialisé dans le spatial, que ce dernier devait effectuer sept orbites, voire même, selon certaines sources, un minimum de sept orbites (sic !), mais que son problème de bouclier thermique a obligé la NASA à écourter son vol à la fin de la troisième orbite.
Or cette affirmation est tout simplement archi-fausse ! Dès le départ il a toujours été prévu que John Glenn ne ferait au maximum que trois orbites !
Alors pourquoi cette erreur continue-t-elle d’être propagée 50 ans plus tard ?
Il s’agit en réalité de la mauvaise interprétation de la phrase annoncée par le capcom, Alan Shepard, à 00 05 30*, je cite : « Roger, Seven. You have a go, at least seven orbits » (Bien reçu, Sept. Tu es bon pour au moins 7 orbites). Or cette phrase ne veut absolument pas dire qu’il est autorisé à effectuer lui-même sept orbites, mais que la capsule a atteint une altitude suffisante qui lui permettrait théoriquement d’effectuer au moins sept orbites !
Ceci dit, même en n’interprétant pas correctement cette phrase il existe de nombreux indices qui permettent de rétablir la vérité :
– Tout d’abord, le dernier communiqué de presse de la NASA « News Release » en date du 21 janvier 1962 stipule que la durée du vol dépend de plusieurs milliers de variables, et qu’une décision sera prise juste quelques minutes avant le vol. C’est Walter Williams qui doit décider si John Glenn effectuera 1, 2 ou 3 orbites !
– Ce communiqué précise également que la flotte de récupération principale sera déployée dans l’Atlantique Nord à proximité des sites d’amerrissage ; il est prévu que Friendship 7 amerrisse à 800 km à l’est des Bermudes si John Glenn n’effectue qu’une orbite, à 800 km au sud des Bermudes s’il en fait deux, et à 1 300 km au sud-est du Cap Canaveral s’il en fait trois.(Aucune allusion à une quatrième, cinquième, sixième, ou septième orbite !)
– Compte tenu de l’heure du décollage, 9 h 47 heure de Floride, si John Glenn avait effectué 7 orbites (7 x 90 min environ) il aurait amerri dans l’Atlantique de nuit, vers 20 h 55, heure de Floride, soit au moins 21 h 55, heure locale du lieu d’amerrissage ! Tout simplement impossible ! La NASA impose d’ailleurs que l’amerrissage doit se produire au moins trois heures avant la tombée de la nuit, pour d’évidentes raisons de sécurité.
– Compte tenu de son inclinaison orbitale, au bout de la septième révolution, Friendship 7 aurait été obligé d’amerrir dans l’Atlantique Sud ou plutôt dans le Pacifique comme Walter Schirra et Gordon Cooper, afin de satisfaire à la règle de sécurité énoncée ci-dessus !
Je rappelle que la flotte de récupération principale de Friendship 7 était bien prévue dans l’Atlantique nord-ouest avec pas moins de 23 bâtiments de surface, dont deux porte-avions. Un seul porte-avions a été déployé dans la Pacifique, juste au cas où !
– La capsule Mercury dans cette configuration ne pouvait pas permettre de faire plus d’une quinzaine d’orbites. Elle avait l’équivalent d’une journée d’autonomie en énergie, en oxygène, en ergols… Pour le vol longue durée de Gordon Cooper il avait fallu la modifier en conséquence. Là encore pour d’évidentes raisons de sécurité il était impensable de prendre le risque, dès le premier vol, d’aller jusqu’à 50 % des capacités de la capsule.
– Au cours des vols suivants, Scott Carpenter a effectué trois orbites, Walter Schirra six… Pourquoi John Glenn lors du premier vol orbital habité du programme Mercury aurait dû en faire sept. Cela n’a aucun sens ! Même lors du premier vol habité du programme Gemini (Gemini III – 23 mars 1965), les astronautes n’ont effectué que trois orbites !
– A aucun moment dans les transcriptions des échanges verbaux on ne trouve une quelconque allusion à une interruption de mission.
– On notera que pour les vol de Scott Carpenter et Walter Schirra, le capcom leur fera une annonce similaire, à 00 05 32 : « We have a Go, with a 7-orbit capability » pour Carpenter et à 00 05 44 : « You have a go, 7 orbit capability » pour Schirra. Or Carpenter a fait trois orbites et Schirra six, pourtant contrairement à Glenn leurs vols se sont parfaitement déroulés !
Il est fort regrettable que cette fausse information, cette légende urbaine, continue d’être colportée, d’autant plus par des journalistes « spécialisés » !
Anecdote dans l’anecdote : Le fait que John Glenn ait pu faire trois orbites en ayant décollé à 9 h 47, tient justement au fait qu’il soit parti le 20 février où les jours sont plus longs. S’il était parti à la même heure le 16 janvier comme prévu, Friendship 7 n’aurait pu faire que deux orbites !
* Temps écoulé depuis le décollage, 00 heures 05 minutes 30 secondes